publié dans le Musée Neuchâtelois 1891, p. 81, 105, 145, 174, 202
Le roi de Prusse, Frédéric II, qui était un observateur très sagace et un impitoyable railleur, avait cru remarquer chez les Neuchâtelois
de son temps un certain penchant a la présomption, ce qui l'avait engagé à dire dans un moment de belle humeur: Voulez-vous un
conseiller d'Etat `'. Allez à Neuchâtel. Voulez-vous un diplomate? Allez à Neuchâtel. Voulez-vous un amiral? Allez à Neuchâtel.
Le grand roi a-t-il réellement tenu ce propos ou le lui a-t-on prêté, ce qui est assez probable, étant donnée la loi de ce monde qui veut qu'on
ne prête qu'aux riches, il importe peu; ce qui est certain, c'est qu'à tels moments de notre histoire, nous avons pu nous glorifier de personnages
qui eussent fait fort bonne ligure sur un théâtre plus vaste que notre petit canton de Neuchâtel.
Il nous suffit de citer le chancelier de Montmollin, dont on ne peut lire les Mémoires sans être frappé de l'imperturbable bon sens de leur auteur,
de son flair politique, de ses hautes capacités et de son patriotisme, - Osterwald, dont la conception théologique a dominé sur une partie du monde
protestant pendant plus d'un siècle, et sous l'influence duquel notre génération s'est élevée et a grandi dans les voies de la modération et du bon sens
religieux, - Emer de Vattel, dont le Droit des gens a, pendant longtemps et jusqu'à nos jours même, fait loi dans les transactions internationales,
- Samuel de Pury, enfin, et j'en pourrais citer bien d'autres [Voir Etudes diplomatiques du duc de Broglie dans la
Revue des Deux Mondes: Chambrier et Andrié, représentants de Frédéric II, l'un à Paris, l'autre à Londres, y sont fréquemment nommés.
Dans les négociations diplomatiques entre l'Europe et Bonaparte, nous voyons Sandoz-Rollin jouer à Madrid et à Paris un rôle éminent comme ambassadeur
de Berlin. Lors de la conquête de l'Algérie, le général de Perregaux se fit remarquer par ses talents militaires.
Enfin, dans des temps plus rapprochés, le comte Albert de Pourtalès, ambassadeur de Berlin à Constantinople et à Paris, se distingua par sa diplomatie
pleine d'urbanité, et dans la société berlinoise nous le voyons marcher à la tête de l'opinion libérale et marquer
d'avance les voies qui devaient mener à l'unification de l'Allemagne avec une hauteur de vues qui touchait au génie.],
Samuel de Pury qui fera l'objet de cette étude, qui a servi sa patrie avec un dévouement qui ne s'est jamais démenti pendant sa longue carrière,
et dont les Mémoires nous permettent de suivre jour par jour l'histoire de notre pays dans sa période la plus agitée, et nous inspirent pour leur
auteur une estime respectueuse que nous aimerions voir partager par nos lecteurs.
[Nous devons la communication de ces Mémoires à M. Ed. de Pury-Marval, que nous
remercions trés vivement de sou obligeance.]
I
Les événements qui ont précédé l'adjudication de Neuchâtel à la maison de Prusse, sont à la vérité parfaitement connus de tous ceux qui
s'intéressent activement à l'histoire de notre pays, mais comme ils ne forment pas la majorité parmi nous, nous avons cru rendre service à
quelques-uns au moins de nos lecteurs en rappelant trois ou quatre des faits et des dates les plus remarquables du temps, ce qui aura le double
avantage de faire mieux connaître le milieu politique dans lequel Samuel de Pury a exercé ses talents et de répandre plus de clarté sur le sujet
que nous nous proposons de traiter.
Le bon prince Henri Il, dont le chancelier de Montmollin nous a laissé un portrait si vivant et si sympathique (Mémoires, p. 161-171),
était mort le 1l mai 1663, laissant comme successeurs ses fils Jean-Louis-Charles d'Orléans, duc de Longueville, et le comte de Saint-Pol, sous la
tutelle d'Anne-Geneviève de Bourbon, veuve d'Henri II, connue dans l'histoire sous le nom de Madame de Longueville, ou plus familièrement
sous celui de la belle duchesse. Comme Charles d'Orléans était débile de corps et faible d'esprit, on le voua à l'Église, procédé assez commun
dans la noblesse de France et qui se conserva jusqu'à la révolution de 1789; c'est ce qui valut à l'Église Talleyrand, plus connu par ses succès
diplomatiques que par l'éclat de ses vertus ecclésiastiques.
Dès lors, Charles d'Orléans ne fut plus appelé que l'Abbé d'Orléans.
Il résigna le 13 mars 1668 sa souveraineté entre les mains de son frère cadet, le comte de Saint-Pol, qui, au dire du chancelier, était beau, bien
fait, vif, aimable et spirituel: en tout, le contraire de son pauvre frère.
Ce comte de Saint-Pol, appelé aussi Charles Paris, se distingua dans la fameuse expédition de Candie, expédition entreprise par les Vénitiens
contre les Turcs. Il était à la tête de six cents gentilshommes français et se conduisit vaillamment. Plus tard, nous le retrouvons au passage
du Rhin, chanté par Boileau. Il y mourut en 1672.
Par sa mort s'éteignit la maison d'Orléans-Longueville, quatrième race de nos souverains.
L'abbé d'Orléans survivait, mais il était tombé en démence et avait été, cette année même, 1672, interdit.
Alors commencent la rivalité sourde, puis la lutte déclarée entre Anne-Geneviève de Bourbon et sa belle-fille, si connue dans notre pays
sous le nom de duchesse de Nemours, issue d'un premier mariage entre Henri II et Louise de Bourbon-Soissons.
La duchesse de Nemours croyait avoir des droits à la succession du comte de Saint-Pol.
Détestant cordialement sa belle-mère, elle se fùt contentée d'être substituée à celle-ci dans la tutelle du pauvre abbé d'Orléans.
Elle s'adressa donc à Neuchâtel dans ce but, mais cette première démarche fut roidement contrecarrée par les Trois-Etats qui,
loin de la reconnaître comme héritière, lui refusèrent même la tutelle.
Peu découragée par cet échec, la duchesse, pauvrement conseillée par de mauvais courtisans, voulut, l'année suivante, pénétrer de force
dans le pays, et tenta un coup à main armée au Landeron.
Elle en fut repoussée énergiquement et il s'ensuivit de graves désordres.
Elle avait même gagné à sa cause les gens du conté de Valangin (Val-de-Buz et Montagnes), qui caressaient le plan de descendre à Neuchâtel et d'y
proclamer la duchesse princesse-souveraine de Neuchâtel et Valangin, quand Louis XIV, fatigué des allures remuantes de celle-ci, lui intima
l'ordre de revenir immédiatement en France, ce qui ne tarda guère, car on ne discutait pas les ordres du grand roi.
Sept ans plus tard, en avril 1679, Anne-Geneviève de Bourbon mourut et la tutelle passa tout naturellement aux mains de Madame de
Nemours, qui vint à Neuchâtel en 1680 et fut alors reconnue par les Trois-Etats, non seulement comme tutrice de l'abbé d'Orléans, mais
comme son héritière éventuelle.
La duchesse ne perdit pas son temps: sa vengeance fut expéditive et générale, et tous les hommes politiques qui, en 1672, avaient pris
parti contre elle, furent destitués.
En 1694, l'abbé d'Orléans mourut et la duchesse pouvait se croire arrivée au terme de ses visées ambitieuses: avoir une principauté
souveraine, mais c'est alors que les difficultés allaient commencer; les longs démêlés entre les Némouristes et ceux qui s'appelaient Contistes,
du nom du duc de Conti, cousin de la duchesse, lequel avait été désigné par Charles d'Orléans comme son héritier dans son testament du 1er octobre 1668.
C'est en 1694 que commencent les Mémoires de Samuel de Pury;
nous rappellerons, avant de les aborder, les quelques dates importantes dont nous avons parlé plus haut :
11 mai 1663. Mort de Henri II, sa veuve Anne-Geneviève de Bourbon est reconnue tutrice de l'abbé d'Orléans, son fils, faible d'esprit,
et du comte de Saint-Pol.
1er octobre 1668. Testament de l'abbé d'Orléans en faveur du prince de Conti.
1672. Interdiction de l'abbé d'Orléans. Saint-Pol meurt au passage du Rhin. La duchesse de Nemours entre en scène pour être
substituée à Anne-Geneviève de Bourbon en qualité de tutrice. Elle subit un échec.
1673. Elle veut pénétrer par force dans le pays. Louis XIV la rappelle.
1679. Mort d'Anne-Geneviève de Bourbon. Sa belle-fille, la duchesse de Nemours, lui succède dans la tutelle, et en
1680 Elle est déclarée apte à succéder à l'abbé d'Orléans.
1694. Mort de l'abbé d'Orléans.
18 mars 1694. Installation de la duchesse de Nemours comme princesse souveraine de Neuchâtel et Valangin.
II
Samuel de Purv appartenait à une vieille famille Neuchâteloise qui s'était distinguée dans la magistrature à ses divers degrés, dans les
armes et au service de l'Eglise. Cette famille est une des plus anciennes de notre pays, car son nom parait déjà en 1378. Le père de Samuel,
Daniel, avait épousé Isabelle de Bullot, dont il eut quatre enfants. Il exerçait les fonctions de maire de la Côte, lorsqu'il fut brusquement
arrêté dans sa carrière politique par Madame la duchesse de Nemours.
A partir de ce moment, il ne prit plus part d'une manière officielle aux affaires du pays, mais compensa, autant qu'il le put, son inaction
forcée par son dévouement sans bornes aux intérèts du prince de Conti.
On peut dire que, pendant quelques années, il fut l'àme du parti contiste, et si ce dernier ne parvint pas à son but, ce ne fut pas la faute
de Daniel de Pury.
Lorsque la sentence des Etats eut, en 1707, dévolu la souveraineté de la principauté de Neuchâtel et Valangin à la maison de Prusse,
celle-ci, mise au courant de la valeur politique de Daniel de Pury par M. de Metternich, voulut se l'attacher et lui offrit des lettres de noblesse
prussienne. Ce politique doublé d'un sage, ayant réuni ses enfants, leur exposa sa manière de voir dans un langage où le détachement des
vanités du monde s'allie assez heureusement à la prévoyance d'un bon père de famille: C'est une babiole très inutile pour moi;
mais voyez si elle ne vous sera pas avantageuse à vous autres dans le nouveau système.
Les enfants estimèrent que la babiole pouvait leur être avantageuse, et les lettres patentes leur furent délivrées en 1709.
Samuel de Pury nous a tracé de son père le portrait suivant Il avait une grande dignité de maintien, une taille élevée,
une belle voix et une physionomie qui attirait.
Samuel de Pury naquit le 8 décembre 1675; il avait donc à peu près dix-neuf ans lorsque, le 18 mars 1691, eut lieu à Neuchâtel l'installation
de la duchesse de Nemours. Quelques jours auparavant, son père, désireux de l'initier à la vie politique, l'avait fait revenir de Bâle où il
faisait ses études de droit en compagnie de son frère, afin qu'il assistât à cette imposante cérémonie.
Les esprits n'étaient rien moins que tournés à la paix. Contistes et Nemouristes se toisaient d'un air menaçant dans l'antique cour du château.
Les premiers avaient cet air aigri qui est assez ordinaire chez ceux qui ont subi une défaite numérique... une victoire morale, comme le dit ingénieusement
le journalisme moderne. Les seconds étaient dans l'exubérance d'un triomphe récent. Un rien pouvait mettre le feu aux poudres et l'épée aux mains de ces
jeunes gentilshommes. C'est ce qui ne manqua pas d'arriver.
Un certain Chevalier, Nemouriste renforcé, avise les frères Pury, s'élance sur eux en leur criant: Les Contistes n'ont rien à faire ici,
puis joignant l'acte aux paroles, il saute aux cheveux du frère de Samuel et lui assène un violent coup de poing sur le visage. Le sang jaillit.
Vous voyez d'ici le beau tumulte; on crie: Les Contistes attaquent la garde!
Enfin le président du Conseil d'Etat, M. Guiye, parvient à dégager les frères Pury qui purent retourner dans leur maison, animés de quels sentiments,
on le devine aisément.
Là, leur père leur fit un cours fort sensé sur la politique neuchâteloise du temps. Il leur exposa l'état de la situation, les causes de sa
disgrâce (son opposition à Madame de Nemours en 1672) et termina son allocution en les exhortant à la patience et surtout à la prudence.
Samuel de Pury, frappé de la sérénité de son père dans des conjonctures aussi fâcheuses, l'attribue à sa philosophie, à ses bonnes études
et, ajoute-t-il un peu naïvement, à sa belle bibliothèque: toutes circonstances, nous dit-il, qui lui permirent de supporter sa disgrâce avec une
dignité pleine de noblesse, tandis que son ami Brun en fut longtemps accablé et que son autre ami, le maire Bergeon, en mourut de douleur.
Patience et prudence n'étaient pas de trop, car l'arrogance des Nemouristes était telle que les deux frères Pury eussent couru de réels
dangers en sortant de chez eux. Il fallait quitter Neuchâtel. Ils retournèrent donc à Bàle pour y continuer leurs études, et lorsque Samuel de
Pury eut été reçu docteur en droit, il revint dans sa ville natale, le 25 février 1696. L'excitation des esprits n'avait pas diminué pendant
ce laps de temps, la situation était toujours précaire pour les vaincus de 1694, aussi Samuel de Pury se résolut-il à voyager en Hollande, en
Angleterre et en France.
En Hollande, il eut le plaisir de trouver plusieurs officiers Neuchâtelois, à peu près du même âge que lui, au service des Etats-Généraux:
MM. de Montmollin [Leur pére, le chancelier de Montmollin, les y avait envoyés, et cette démarche, interprêtée comme un acte d'hostilité
envers la France, avait été une des causes de sa disgrâce.], de Chambrier, de Pury et Petitpierre.
Leurs relations furent marquées au coin de la plus aimable cordialité, ce qui était assez naturel, vu les plans matrimoniaux qu'avaient formés les
familles de ces jeunes officiers: un des Montmollin, nous dit Pury, prétendait à la main de sa soeur, et lui-même, Samuel de Pury, à celle
d'une demoiselle de Chambrier. Malheureusement les dissentiments politiques entravèrent ces beaux plans et Samuel de Pury dut probablement
à la politique de mourir célibataire.
Tous les Neuchâtelois, surtout les jeunes gens, qui se rencontrent sur terre étrangère, s'entretiennent immédiatement des affaires - de la
patrie absente, et la conversation entre eux a bien vite fait de glisser sur le terrain de la politique. Il n'en fut pas autrement dans le cas qui nous
occupe. Pury, qui croyait que les partis neuchâtelois se divisaient en Nemouristes et en Contistes, fut bien étonné d'entendre parler du plan
du chancelier de Montmollin de faire revivre en la personne de Guillaume d'Orange les droits de l'antique maison de Châlons sur Neuchâtel, de
ce plan qui devait se réaliser quelques années plus tard en faveur de la famille des Hohenzollern. Les jeunes officiers le trouvaient admirable,
tandis que Pury, fidèle à ses sympathies contistes et qui les appelait en plaisantant des Willhelmistes, en parle en ces termes .
Ces Messieurs (les officiers), tous du mérite le plus aimable et qui connaissaient l'attachement de mon père aux intérêts de
M. le prince de Conti, m'entreprirent par tous les moyens possibles. Je leur dis que je ne pouvais concevoir le fondement des prétentions du roi Guillaume;
qu'à la vérité, l'habileté du chancelier de Montmollin, le plus grand génie qu'eut eu ce pays, avait donné une tournure éblouissante[Il est curieux de voir, à la page 205 des Mémoires, le chancelier
employer le même mot pour qualifier son plan. Il ne s'en dissimule pas les lacunes au point de vue de la légitimité.
Le chancelier faisait en cette occurence de l'opportunisme, mais de l'excellent.]
à un système incapable d'ailleurs de soutenir l'analyse. Que René de Nassau, en instituant Guillaume de Belgique son héritier, non seulement ne
parlait pas de Neuchâtel dans son testament, mais qu'on l'aurait cru en délire s'il en avait fait mention, puisque nos princes ne reconnaissaient
plus depuis un temps infini la suzeraineté des comtes de Châlons et, qu'à cette date déjà, ils s'intitulaient seigneurs par la gràce de Dieu.
Pendant ce séjour en Hollande, Pury faisait tente avec M. Petitpierre, qui fut depuis commandant de Bréda. Il l'appelle un homme charmant
et d'un esprit délié et, parlant de ses compatriotes au service des Etats-Généraux, il ajoute: J'eus la douce satisfaction de voir
par moi-même combien ils étaient aimés et considérés des grands. Il est certain qu'ils méritaient cette considération.
Pury passa de là en Angleterre, où il ne fit qu'un court séjour. Il y apprit la conclusion du traité de Ryswick (1697) et fut désagréablement
frappé en apprenant, que le roi d'Angleterre, Guillaume III, y avait fait ajouter: Qu'il ferait valoir ses droits sur la ville et le
canton de Neuchâtel, quand les circonstances le lui permettraient.
L'effet fâcheux produit sur l'esprit de notre compatriote par cette nouvelle fut atténué en partie par la mention expresse contenue dans le traité que Neuchâtel
faisait partie du Louable Corps Helvétique.
Les sentiments suisses de Pury se font jour en plusieurs circonstances avec la même vivacité que celle que manifeste le chancelier de
Montmollin en plusieurs endroits de ses Mémoires, et il est avéré que ce fut à l'instigation directe de Pury que J. -E. Boyve composa plus tard
son bel ouvrage: L'Indigénat helvétique.
Ces trois hommes d'État avaient discerné nettement que Neuchâtel, par sa position géographique, son histoire et ses affinités politiques,
n'avait pas de ligne de conduite plus sage que de chercher à resserrer les liens qui l'unissaient à la Confédération suisse.
Lorsque le jeune diplomate arriva à Paris, il se rendit immédiatement à l'hôtel du prince de Conti qui le reçut à bras ouverts, tant il
éprouvait de reconnaissance pour les services que lui avait rendus Daniel de Pury et de satisfaction à la pensée de ceux qu'il pourrait
recevoir du fils de celui-ci.
Il lui offrit dans son palais un logement et le couvert, et le nomma le représentant de ses intérêts à Neuchâtel, charge officieuse dont Pury
ne fut déchargé qu'en 1707.
Un jour le prince, impatienté des longueurs de l'attente, s'ouvrit au jeune Neuchâtelois sur le dessein qu'avait formé Louis XIV d'exercer
une pression sur les Trois-Etats de Neuchâtel: il s'adressait bien !
Imméédiatement Pury prit feu à la pensée qu'un souverain étranger se proposait d'entreprendre sur les libertés du pays de Neuchâtel, et se
laissa aller dans la conversation et devant un prince du sang à une vivacité de ton que Saint-Simon ne se permettait que dans la retraite
prudente de son cabinet, l'huis soigneusement clos. Il appela Louis XIV un roi aussi ignorant qu'absolu, et il n'est pas sans intérêt
de voir un jeune homme, éloigné de la cour de France, arriver du premier coup à cette appréciation du grand roi, appréciation que Saint-Simon, tout
perspicace qu'il était, ne formulera (à peu près dans les mêmes termes) qu'après des années de fréquentation de la cour, de contact avec le roi
lui-même et à l'époque attristée des revers de la fin du règne
[Les mêmes remarques pourraient être faites sur Fènelon à propos de sa fameuse Lettre.].
Le roi (le France, répliqua Pury, peut certainement beaucoup, mais, son intervention n'aurait d'autre résultat que d'aliéner du parti
contiste tous les gens de bien. Les Trois-Etats de Neuchâtel seuls ont qualité pour trancher le différend entre M. le prince de Conti et Madame
la duchesse de Nemours.
Tel fut le langage mâle et digne de ce patriote qui, lui aussi, était un homme de bien et, dans la suite de ses Mémoires, il ajoute que
les Français prennent trop peu de soin de s'enquérir des affaires des autres peuples.
Remarque judicieuse et fine sur un état d'àme qui explique bien des malheurs qui ont fondu sur la France.
On décida alors que le prince se rendrait sous peu à Neuchâtel, mais en attendant les deux amis politiques (on peut bien les appeler de ce nom,
malgré la différence de rang, vu l'intimité de leurs rapports) entrèrent en correspondance avec les Contistes restés à Neuchâtel. Ce fut un
baume pour ces pauvres gens qui, comme tous les partis vaincus, se repaissaient de ces espérances qui sont pure viande creuse et ne recueillaient
que des humiliations. Ils organisent des banquets où, suivant la mode du pays et du temps, mode qui n'a pas complètement disparu, on
buvait largement, on divulguait les secrets du parti, en un mot, on faisait ce que Pury appelle avec un rare bonheur d'expression : Célébrer
les Pasques avant que de sortir de la servitude.
Tout le monde s'en mèla, ceux du parti, s'entend. Des artisans de la ville, des paysans même, dit Pury, écrivent au prince de Conti pour
lui donner des directions, et notre jeune gentilhomme de s'écrier avec une nuance de dédain: Cela faisait pitié. Purv partit de Paris le premier
et le prince lui remit mille écus en lui disant: Si je réussis, votre sort est fait; sinon, je vous garde auprès de moi.
III
En décembre 1698, Pury arrivait à Neuchâtel. Il se mit immédiatement en campagne. Il s'agissait d'aller sonder les esprits à Fribourg,
à Lucerne et enfin à Soleure. Le but de sa mission était de gagner des partisans dans ces cantons amis de Neuchâtel; il comptait parvenir à ce
but en éveillant les susceptibilités des catholiques contre Berne, opposé au contisme, et en leur faisant entrevoir la possibilité d'un avenir plus
heureux pour le culte romain à l'avènement du prince. A ceux qui lui objectaient la sentence de 1694 (installation de la duchesse de Nemours
comme souveraine de Neuchâtel et Valangin), il répondait que l'on pourrait facilement revenir sur cette sentence à cause de certains vices
de forme qui l'entachaient.
Quel fut le résultat de sa mission diplomatique?
Tout Fribourg était gagné au contisme, à Lucerne les dispositions étaient généralement bonnes, mais Pury fut moins content de Soleure.
Quoi qu'il en soit, il se dépensa en correspondances et en brochures pour soutenir avec un zèle ardent les intérêts de son maître, intérêts
qui, dans sa pensée, se confondaient avec ceux de sa patrie.
Le 29 janvier 1699, on signalait à Neuchâtel l'approche du prince lui-même. Aussitôt Samuel de Pury et son père allèrent à sa rencontre
et le trouvèrent à Pontarlier, où le prince les reçut avec effusion. Il écrivit immédiatement au gouvernement pour l'informer de son dessein
de revendiquer ses droits, mais le gouvernement lui renvoya sa lettre sans faire accompagner celle-ci de la moindre réponse. Le prince fit la même
démarche auprès du Conseil de la ville de Neuchâtel, parlant d'une convocation des Trois-Etats, mais cette autorité lui fit une réponse pleine
de sens et de fermeté:
Toutes les fois que le Tribunal souverain sera légalement convoqué, le Conseil y enverra les membres qui devront former le Tiers-Etat.
Les choses en étaient là, lorsque Madame de Nemours, qui avait conçu de vives inquiétudes en apprenant que son cousin était à Neuchâtel,
ne put plus se contenir et, dans le but de contrecarrer les visées ambitieuses de celui-ci, elle arriva à Neuchâtel le 13 février.
Elle y fut reçue en souveraine et les démonstrations dont elle fut l'objet de la part des corps constitués contrastèrent du tout au tout avec
l'accueil plus que froid que le prince de Conti avait reçu de ces mêmes autorités quelques jours auparavant.
Le roi de France avait bien écrit à la duchesse de ne rien faire qui pût porter atteinte aux droits de son cousin, et la duchesse avait promis
tout ce que le roi avait voulu; aussi, à son arrivée, déclara-t-elle qu'elle ne voulait autre chose sinon la justice entre elle et son cousin. Pury
saisit aussitôt l'occasion de composer un manifeste où il demandait l'érection d'un tribunal qui délimiterait les droits respectifs de ces deux
grands personnages, mais le gouvernement et les corps de l'Etat, influencés par les émissaires de Berne (dit Pury), ne voulurent pas en entendre
parler. Tout ce que les Contistes purent obtenir, ce fut une conférence à Bienne, à laquelle prirent part des délégués de la puissante république
de Berne, de Soleure, de Fribourg, de Lucerne et de Neuchâtel.
Daniel de Pury, qui représentait les intérêts contistes, prit une part très active à toutes les délibérations, ses efforts tendaient à assurer
les droits du prince à la mort de la duchesse, mais ses efforts furent en pure perte. Berne et Soleure avaient leur siège tout fait, et comme
les Contistes avaient commis la faute de laisser voir qu'on pourrait en appeler au roi de France, les délégués des deux cantons engagèrent ceux
de Fribourg et de Lucerne à se joindre à eux pour proposer qu'on demandât l'avis du Conseil d'Etat de Neuchâtel. Les rusés compères
étaient parvenus à faire croire à leurs confédérés trop crédules que c'était un acheminement à l'érection d'un tribunal impartial. En réalité,
ils savaient fort bien ce qu'ils faisaient et l'événement leur donna raison.
La réponse ne se fit pas attendre; elle était de bonne encre: Un tribunal ne peut être institué qu'après les six semaines
qui suivent la mort d'un souverain. Madame de Nemours a été reconnue depuis cinq ans, il n'y a plus lieu d'y revenir.
Louis XIV, instruit de tout ce remue-ménage, prit la peine d'écrire au prince de Conti; il envoya une algarade fort dure à la duchesse.
M. de Puysieux, ambassadeur de France à Soleure, arriva à Neuchâtel et y employa un langage tonnant (le terme même est de Pury):
Le Roy le veut. Il n'y a pas d'autres mesures à prendre. Toutes expressions qui animèrent les esprits et portèrent
les Neuchâtelois à de grands excès: Les Contistes, enhardis par la présence de l'ambassadeur de France, marquaient du doigt leurs victimes futures,
et les Nemouristes, plus nombreux et croyant avoir la légitimité pour eux, ne parlaient de rien moins que de décimer leurs adversaires. Des duels
s'engagèrent, on croisa le fer, le sang coula et la duchesse effrayée écrivit à Louis XIV que l'on s'égorgeait autour d'elle.
Soudain le calme, chose à laquelle on ne s'attendait guère, se rétablit grâce à l'arrivée sur la scène politique de notre petit pays d'un
personnage qui n'était rien moins que l'ambassadeur d'Angleterre[S. Herwart.].
Le 21 avril, il remettait un mémoire au prince et à la duchesse et, le 26, une lettre à la Seigneurie et au Conseil de ville. Ces diverses pièces
avaient pour but de rappeler les droits que le traité de Ryswick avait reconnus à la couronne d'Angleterre sur notre pays.
Louis XIV, apprenant cette démarche du gouvernement anglais avec lequel il ne voulait pas avoir de contestations, ordonna à M. de Puysieulx
de retourner sans délai à Soleure, et adressa à Madame de Nemours et an prince de Conti les lettres suivantes :
1° A Madame de Nemours.
Puisque vous craignez qu'il n'arrive de tels désordres à Neuchâtel qu'on ne puisse les réprimer, j'ai jugé absolument nécessaire pour les
prévenir de rappeler mon cousin le prince de Conti et je vous mande de partir aussi pour vous rendre auprês de moi, aussitôt cette lettre
reçue. Mais comme la résolution que je prends doit tout pacifier à Neuchâtel, il ne serait pas juste que personne fût inquiété pour avoir
voulu le tribunal impartial que j'avais moi-même proposé comme un moyen équitable. Pour cet effet, j'exige que, selon vos promesses, vous
rétablissiez d'abord les officiers que vous avez destitués et que qui que ce soit ne souffre pour une cause que j'ai trouvée juste.
2° Au prince de Conti.
L'animosité est à tel point à Neuchâtel que la justice impartiale que je voulais vous procurer ne peut y être administrée, si même il
n'arrive pas pis. Et comme dans l'état de choses il s'agit moins à cette heure de contester avec ma cousine, la duchesse de Nemours, que de
vous prémunir contre les actes du roi d'Angleterre, je souhaite que vous reveniez tout d'abord et sans aucun retard auprès de moi afin
d'aviser ensemble aux expédients qui peuvent vous assurer la succession de Neuchâtel après la mort de ma cousine, en quoi vous pouvez compter
sur toute ma bonne volonté.
Les deux lettres étaient datées de Versailles, ce 25 avril 1699, et signées Louis.
Le cousin et la cousine du grand roi se hâtèrent d'obtempérer aux ordres de leur puissant parent et, en partant, le prince nomma Samuel
de Pury chef du parti et correspondant attitré; il lui donna de plus, comme instruction, la recommandation de s'aboucher avec M. de Béarnês,
gouverneur de Pontarlier, et M. de Merveilleux, maire de la Prévine.
La correspondance devait être au moins hebdomadaire et toutes les lettres des Contistes devaient passer par les mains de Samuel de Pury.
Le prince une fois parti, la duchesse rétablit quelques magistrats dans leurs charges, mais tint rigueur à M. de Purv, ce qui était très
compréhensible. Elle fortifia sa position en augmentant les franchises des bourgeois de Valangin et des bourgeois externes de Neuchâtel. La
reconnaissance qu'éprouvêrent à cette occasion les bourgeois de Valangin est attestée par le grand nombre de portraits de Madame la duchesse
que l'on voyait longtemps aprês dans les maisons des notables du Locle, de la Chaux-de-Fonds et d'autres localités.
IV
A propos de l'arrivée de l'ambassadeur anglais et du départ des deux princes français, Pury prend à partie les Bernois et les accuse
d'avoir, dans des vues intéressées, opéré un rapprochement entre les Nemouristes et les Wilhelmistes en haine du prince de Conti.
Il avance même qu'ils avaient spéculé sur le fait que, le roi Guillaume n'ayant pas d'enfants, il leur serait facile, à son décès, de transiger avec ses
héritiers pour mettre la main sur la principauté. J'avais à cet égard plus que des conjectures.
Obsédé par la perspective peu engageante de tomber sous l'administration d'un bailli de Berne, Pury, vainquant ses répugnances politiques,
voulut s'ouvrir sur ce sujet à deux Nemouristes: voici comment il raconte son entrevue:
Jasant sur ce sujet avec le maire Marval et le banneret Chambrier, deux ardents Nemouristes, dont je cherchais la confiance pour mieux
réussir à les réveiller, je leur témoignai ma surprise que des patriotes comme eux ne pensaient, pas à profiter des plus heureuses circonstances
pour convertir ce pays en république après la mort de Madame de Nemours plutôt que de nous conduire à la triste situation de justiciables
d'un bailli de Berne. Je les priai de faire attention que cette idée leur était proposée par un Contiste zêlé, mais dont l'attachement à la patrie
l'emporterait toujours sur l'esprit de parti [Voilà une définition du patriotisme qui, dans sa simplicité, ne laisse rien à désirer].
Je ne pus pas les déprévenir.
Il est cependant certain que s'il y avait eu parmi nous autant d'harmonie que de discord, rien n'aurait été plus facile que de préparer l'institution
d'une forme républicaines [Le chancelier de Moiitmollin avait eu aussi cette idée, cf. Mém, 201-203, mais il en énumère les obstacles.],
puisque M. le prince de Conti y aurait généreusement consenti, ce dont j'étais bien informé. Il faut convenir que l'acte d'association de 1699 était
une telle extension des droits du peuple qu'on pourrait, à mon avis, regarder ce contrat d'union comme la pierre de l'angle de la République.
Pury ne put, comme il le dit, déprévenir ces messieurs, et les affaires suivirent leur cours. Les Nemouristes résolurent de frapper un grand
coup en perdant un de leurs ennemis les plus remuants, le pasteur Girard, celui-là même que le chancelier (Mém., p. 175) appelle un enchanteur
aimable et adroit, beau et bien disant personnage, qui enjôla Madame la princesse (Anne-Geneviève de Bourbon), et à l'occasion
duquel il fait une charge foudroyante contre la Vénérable Classe[Cf. Mém., 174-175.].
Le pasteur Girard, accusé d'avoir prêché d'une manière séditieuse, fut destitué, et cet acte, où la politique jouait son rôle, agita si fortement
les esprits que Louis XIV lui-même prit parti pour le pasteur protestant, si bien que Pury ne put s'empêcher de faire la remarque fort sensée:
Il est bien singulier que tandis que Louis XIV détruisait le calvinisme dans ses Etats et condamnait les prédicants huguenots aux galères
ou au gibet, il prit tellement parti pour un prédicant de Neuchâtel en Suisse, qu'il fut sur le point de le faire rétablir au milieu de son troupeau,
à la tête d'un corps d'armée.
Voici, du reste, le portrait que Samuel de Pury nous donne du ministre Girard
Girard, fameux dans nos annales par son mérite et par ses malheurs, reçut les plus beaux dons des mains de la nature.
Il joignait à beaucoup d'esprit le grand art de plaire et tous ses avantages étaient soutenus par une figure charmante.
Ses parents le destinèrent à l'Eglise sans assez consulter ses penchants. Il eut été un politique de premier ordre, tandis qu'il n'apporta dans son état
qu'une éloquence véhémente.
Sa mondanité, son ambition et ses intrigues, ses talents mêmes, trop déplacés, le rendirent un pasteur peu édifiant et lui attirèrent une foule d'ennemis.
Il sut se rendre très agréable à la duchesse de Longueville et les Nemouristes assuraient qu'il avait été on ne peut plus avant dans les bonnes
gràces de cette belle et aimable princesse.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il en obtint plusieurs faveurs et pour lui-même et pour la Compagnie [La Vénérable Compagnie des pasteurs].
Il fut fait conseiller d'honneur avec une bonne pension et la liberté de siéger au Conseil d'Etat quand il le jugerait à propos.
La Compagnie des pasteurs, qui connaissait son ascendant sur l'esprit de la princesse régente (A.-G. de Bourbon), l'envoya à Paris auprès d'elle,
pour réduire à un sens la présentation de trois sujets entre lesquels la Seigneurie choisissait autrefois celui qui était le plus à son gré pour une cure
vacante, ce qui lui fut accordé avec d'autres articles, en sorte qu'il ne réussit que trop à procurer une monstrueuse indépendance à un corps
qui, en bonne politique, devrait être le plus subordonné de tous. [Le chancelier de Montmollin ne tenait pas un autre langage (Mém., 174-175);
ces anciens magistrats, avec beaucoup de raison, ne faisaient plier devant aucun corps les droits souverains de l'Etat.]
Pury cite ensuite une preuve assez frappante de l'esprit insinuant de Girard et de ses séductions personnelles:
Madame de Longueville l'envoya un jour chez le célèbre Colbert pour le consulter sur sa brouillerie avec Madame de Nemours. Colbert
étant venu quelques jours après chez Madame de Longueville, lui dit en présence de M. Girard: Je vous prie de ne plus m'envoyer cet abbé huguenot,
je crains qu'en me faisant trop aimer les hérétiques, il ne m'inspire du goùt pour l'hérésie.
Girard, grand ami de Madame de Longueville, embrassa avec chaleur son parti contre Madame de Nemours, et en 1694, par haine pour la duchesse,
il se fit contiste. Il avait l'habitude de porter en chaire des sujets politiques et le faisait, parait-il, avec acrimonie. Mal lui en prit:
la Vénérable Compagnie des pasteurs, où dominait l'élément nemouriste, oublieuse des services que Girard avait rendus à cet ordre,
le fit destituer, sans beaucoup de formalités [Nous rapportons l'opinion de Pury; il est certain que Girard prêtait largement le flanc
à ses détracteurs.], de sa place de pasteur à Neuchâtel. On lui donna comme successeur le jeune diacre de cette ville qui s'acquit plus tard un
renom si étendu : c'était Osterwald.
Le prince de Conti prit fait et cause pour son partisan et engagea Louis XIV à parler à Madame de Nemours. Le roi le fit avec une vivacité
telle que cette princesse, intimidée, écrivit immédiatement au Conseil d'Etat et à la Compagnie des pasteurs pour que Girard fùt rétabli dans
son poste.
Voici en quels termes s'exprimait Madame de Nemours
J'ai encore plus de raisons que vous de haïr ce Girard, mais vous n'ignorez pas que j'ai promis au Roi d'oublier le passé et de ne plus
permettre de poursuites contre mes malveillants. Que voulez-vous que je fasse! Il faut bien obéir, sans quoi le Roi m'a dit qu'il enverra un
gouverneur pour régenter comme il faut. Le profit ét l'avantage du diacre Osterwald me fait plaisir, mais pourtant il pourrait bien attendre
un peu de temps, il est si jeune.
V
Il ne faut pas avoir vécu bien longtemps pour se convaincre que les mobiles de la politique et les principes de l'Evangile n'ont que très
peu de points communs, mais franchement, il y a des limites à tout, et ces limites furent odieusement franchies dans l'affaire du malheureux Girard.
Les Nemouristes, pour le perdre à tout jamais et le rendre incapable de remonter en chaire, apostèrent une malheureuse créature qui vint
déposer en pleine justice des accusations fort graves contre la moralité d'un vieillard de plus de soixante-dix ans. L'affaire prit les proportions
d'un événement, tant à cause du passé de Girard et de sa brillante notoriété, qu'à cause de ses relations de famille : il avait pour femme la
soeur de Daniel de Pury, père de l'auteur des Mémoires. Cette dame avait épousé en premières noces le maître-bourgeois Osterwald.
Girard parut à l'audience, accompagné de ses parents et amis, tous convaincus de son innocence. Ce vénérable et beau vieillard, dit
Samuel de Purv, se borna avec beaucoup de modération à demander une enquête. Elle fut refusée.
Alors se passa un incident qui ne manque pas d'être piquant au point de vue psychologique. Osterwald, successeur de Girard, se trouvait
au milieu de la foule qui se pressait, friande d'un pareil spectacle.
Nous admirons infiniment l'auteur du Catéchisme et des Réflexions sur la Bible, mais, pour en dire notre avis, sa place n'était pas là et la
duchesse de Nernours n'avait pas tort lorsqu'elle le trouvait bien jeune; c'est là sa seule excuse. En sortant de l'audience, Girard aperçut Osterwald
et lui dit: Jeune homme! l'orgueil va devant l'écrasement.
Or, chose qui peint admirablement le coeur humain, les Contistes virent dans cette parole uu avertisseurent sévère donné par un vieillard malheureux
et aigri à un jeune homme qui lui semblait présomptueux, tandis que les Nemouristes crurent que Girard faisait un retour salutaire sur
lui-même et laissait enfin parler sa conscience trop longtemps endormie.
Qui des deux avait raison ?
Dans la journée, la plaignante avait disparu, naturellement les deux partis se rejetèrent la balle de cette fugue, mais les Contistes se
mirent aussitôt à la poursuite de la malheureuse, qui fut découverte dans une cachette près de Morteau. Gràce à l'intervention du gouverneur
de Pontarlier, M. de Béarnès, zélé Contiste, on la fit partir pour Pontarlier.
Là, le magistrat, secondé d'un président à mortier[Le président à mortier avait le droit, lorsqu'il siégeait, de porter un mortier,
coiffure que Madame de Maintenon trouvait ridicule et comparait â une boite plate de confiture (Littré).] et de deux membres du Parlement de la
Franche-Comté, la fit comparaitre. Dès le premier jour, elle avoua son forfait: elle avait reçu la somme de vingt-deux louis d'or pour compromettre un
vieillard honorable, parfaitement innocent. Le gouvernemeni de Neuchâtel ne l'ayant pas réclamée, malgré l'offre de M. de ßéarnès, elle fut rendue à la liberté.
Sarnuel de Purv, emporté par un zèle qu'il déplora dès lors (comme Osterwald, il était jeune), se fit donner les pièces du procès: interrogatoires et
aveux, déclarations médicales. Il envoya le tout à Besançon et en fit tirer douze cents exemplaires que les amis de Girard répandirent
en ville. Un peut juger du tapage que fit cette affaire à Neuchâtel, mais ce n'était rien en comparaison des conséquences qui en résultèrent.
Samuel de Pury avait quelque temps auparavant donné au prince de Conti le sage conseil de profiter de son crédit auprès du roi pour
faire rentrer tous les Contistes dans leurs charges, sans prendre à part la question du ministre Girard, vu, disait-il, que sa dépendance du
clergé rendait son cas moins favorable. D'autres Contistes, moins prudents, plus passionnés, tels que Merveilleux, maire de la Brévine,
voulaient que l'on insistàt tout particulièrement sur ce point-là. L'irritation du roi, le caractère vif et impatient du prince de Conti, l'humeur
altière du marquis de Puysieulx, s'accommodaient mieux de cette seconde manière de voir. Ce dernier écrivit une lettre si comminatoire à la ville,
que le Conseil envoya la lettre à Berne pour que les Bernois délibérassent sur le meilleur parti à prendre. Des députés bernois vinrent à
Neuchâtel, on informa les cantons protestants de ce qui se passait et une diète évangélique fut convoquée à Aarau.
La Vénérable Classe était fort embarrassée, surtout après l'issue du procès Girard, mais elle ne pouvait céder, disait-elle, aux menaces de
la France sans ouvrir un large chemin à des conséquences funestes pour ce pays. Ce fut aussi l'avis de la Seigneurie et de la Ville, qui résolurent
de résister avec fermeté même aux ordres de la duchesse.
Tout Contiste qu'il était, Samuel de Pury avait à un trop haut degré le sentiment de l'indépendance du pays en face des intimidations d'un
souverain étranger, pour ne pas approuver l'attitude de ces corps de l'État.
La diète des cantons évangéliques s'ouvrit sous la présidence de M. Escher, bourgmestre de Zurich; le gouvernement de Neuchâtel y
avait envoyé le banneret Henri Chambrier et le maitre-bourgeois Emer de Montmollin, la Vénérable Classe y délégua deux pasteurs.
L'ambassadeur de France s'y trouva aussi, et, suivant l'expression pittoresque de Purv, faisait feu de toutes parts. Comme toujours, M. de Puysieulx,
qui était l'arrogance faite chair, brusqua les Confédérés, repoussa les propositions du sage Esclrer, ne voulut rien entendre, et la diète se
sépara saris avoir rien fait, mais bien résolue à ne pas céder au roi de France.
VI
La personne la plus à plaindre dans ce conflit était bien certainement la pauvre duchesse de Nemours, qui, rudoyée par le roi, envoyait à
Neuchâtel les lettres les plus lamentables. On aimerait pouvoir les citer toutes, mais ces transcriptions nous mèneraient trop loin, Voici cependant
un passage d'une lettre de cette princesse placée littéralement entre l'enclume et le marteau. La lettre est adressée à la Seigneurie :
Chers amis,
Les affaires de Girard sont cent fois pires qu'elles n'étaient. M. de Torcy vint me trouver hier de la part du roi pour me dire que Sa Majesté
voulait absolument que ce Girard fût rétabli.... Il me dit que le gouverneur de Pontarlier, M. de Béarnès, était tout prêt avec six régiments
de dragons. Jugez combien je pleurai; certes j'en avais bien sujet et je lui dis que j'étais bien malheureuse que l'on s'en prit à moi de ce qui
n'était pas en ma puissance. Lisez ma lettre au Conseil d'Etat, à la Ville et à la Classe pour leur faire voir à tous que leur perte est assurée et
la mienne aussi, s'ils n'y remédient.... Puisque je remets ce que je puis avoir contre cet homme, remettez-lui aussi pour le salut de notre
patrie et en faveur de votre souveraine. M. le prince de Conti est ravi de votre résistance.... Faites votre possible pour le rétablissement de cet
homme (Girard).
En attendant, et pour apaiser la colère du roi, elle prit le parti de congédier le gouverneur de Neuchâtel, M. de Stavay-Montet, et le remplacer
par Henri-François de Stavay-Mollondin. Mais comme le ministre Girard n'était pas rétabli dans son poste, M. de Béarnès reçut les ordres
de mobiliser ses dragons en les faisant passer par les Montagnes et le Val-de-Buz, afin, dit Pury, de màter les bourgeois de Valangin,
qui étaient les plus furieux des Nemouristes, et dont le maire de la Brévine, M. de Merveilleux, zélé Contiste, ainsi que nous l'avons vu, avait de la
peine à retenir l'insolence dans sa juridiction.
Un homme, Emer de Montmollin, sauva la situation qui devenait d'une haute portée politique, véritablement angoissante, car les dragons
de Louis XIV avaient assez fait parler d'eux dans leurs expéditions contre les malheureux protestants. Que serait-il advenu de notre pauvre
pays si ces sauterelles malfaisantes s'y, étaient abattues? Monlmollin suggéra au bourgmestre Escher le canevas d'une lettre que les cantons
évangéliques devraient envoyer à Louis XIV. Il vaut la peine de la transcrire, en partie du moins, car elle est conçue en termes fermes et
mesurés: Sans entrer dans les motifs, nous pouvons assurer V. M. que le ministre Girard a été destitué par une autorité légitime et
selon les formes de la constitution ecclésiastique, sans que les engagements particuliers de Madame de Nemours envers V. M. puissent altérer en
matière quelconque cette constitution, car tel est, sire, le sort heureux des Etats libres de la Suisse, que la loi parmi nous est toujours au
dessus de l'homme et qu'elle ne peut être ébranlée ni par les caprices du pouvoir, ni par l'ascendant des circonstances.
Ces belles et nobles paroles étaient bien dignes des sages conseillers des cantons évangéliques et de l'habile homme d'Etat qui en avait suggéré
l'idée et la teneur.
Le 5 novembre 1699, une lettre de Louis XIV, datée de Marly et adressée à ses très chers, grands amis, alliés et confédérés des louables
cantons de Zurich, Berne, Bâle et Schaffouse, renouvelait ses récriminations, mais sur un ton moins aigre.
La Seigneurie, de son côté, ayant convoqué les Corps de l'Etat et les Communautés, prit à l'unanimité des membres présents la résolution
de défendre contre toute agression venant du dehors les libertés du pays et d'écrire à la duchesse de venir à Neuchâtel.
« Votre peuple, Madame, est dans la résolution fixe et invariable de vivre et de mourir auprès de la constitution du pays et
des alliances helvétiques et d'exposer gaiement vie, corps et biens pour soutenir les droits et libertés de l'Etat, sans se
laisser ébranler par la situation personnelle de la souveraine.
La lettre si courageuse que nous venons de citer était due à la plume du conseiller Hory, oncle de Samuel de Pury. Elle fit sur la
pauvre princesse un effet si reconfortant, que, peu de temps après l'avoir reçue, elle envoya à Louis X1V une lettre comme il ne dut pas en recevoir
beaucoup pendant son règne long et glorieux où tout pliait devant lui.
Je suis souveraine, disait-elle, par la gràce de Dieu d'une portion de la Suisse, de sorte que je ne dépends que de Dieu et des lois de mon
Etat, et si je ne puis, sire, vous désobéir, comme dame française, je ne dois pas vous obéir en ma qualité de princesse souveraine de Neuchâtel en Suisse.
Quinze ans plus tard, Samuel de Pury, se trouvant à Paris en 1714, eut l'occasion de voir le maréchal de Villeroy qui lui dit que l'irritation
du roi fut extrême à la réception de cette lettre et que c'était la seule occasion où il avait vu ce prince, d'ordinaire si maure de lui, véritablement
en colère.
Madame de Nemours fut punie de sa hardiesse par sa relégation dans ses terres en Brie. Plusieurs Nemouristes, effrayés, se réfugièrent
à Berne avec leurs biens meubles.
Ce fut justement alors que l'orage s'apaisa subitement. Comment? Samuel de Pury nous en donne la raison:
J'ai su par Monsieur le prince de Conti lui-même les raisons qui déterminèrent la cour de France à caler tout à coup. On fut informé que
le roi Guillaume cherchait à susciter des embarras à la France du côté de la Suisse, à la veille de l'ouverture de la succession d'Espagne dont
le carillon était prêt à jouer, et le Conseil de Louis XIV ne trouva pas que le ministre Girard dût balancer de si grands intérèts.
En 1700, la correspondance que Samuel de Purv entretenait avec le prince de Conti et son ami le chevalier d'Angoulême ne l'occupant pas
assez, il entra au barreau, vocation, assez suivie alors par les jeunes gens de famille comme un moyen de parvenir aux premières
charges. Dans ce temps-là, l'étude du droit était autant en honneur qu'elle l'est peu de nos jours (1750), soit que l'augmentation sensible des
dépenses oblige d'avoir recours au commerce pour y gagner plus d'argent, soit que le ministre de Berlin, dans la dispensation des emplois, ait
rendu les études indifférentes en paraissant faire peu de cas des lettres.
VII
Guillaume 111 mourut, comme on sait, en mars 1702. Frédéric Ier, roi de Prusse, notifia, sans perdre de temps, à la Seigneurie et à la Ville
de Neuchâtel ses droits à la succession vacante. 1l se réservait cependant de les faire valoir à la mort de Madame de Nemours.
Pury dut partir aussitôt pour Paris afin de se concerter avec le prince et la princesse. Il trouva l'un et l'autre dans toute l'exubérance
d'une joie longtemps comprimée. Il faut bien dire qu'il y avait de quoi!
Le gros obstacle était levé par la mort du roi d'Angleterre qui paralysait la bonne volonté de Louis XIV envers le prince; Madame de Nemours
n'avait plus qu'une santé chancelante. Restait le roi de Prusse, mais le prince de Conti, nous dit Pury, s'égayait quelquefois sur les démarches
hardies de M. de Brandebourg, qu'il appelait un roi de théâtre
[Il fut le premier électeur de Brandebourg qui prit le titre de roi. Voici ce que dit Macaulay de la manière dont les souverains de
l'Europe traîtèrent leur nouveau collègue:
« La jalousie de la classe que Frèdéric quittait et le dédain poli de celle dans laquelle il s'introduisait de son plein gré se manifestèrent d'une façon
bien significative. L'électeur de Saxe refusa d'abord de reconnaitre la nouvelle majestié. Louis XIV toisa son frère d'un air qui ressemblait fort à celui
du comte recevant Monsieur Jourdain dans la comédie de Molière, avant la scène grotesque de l'anoblissement. L'Autriche exigea de larges compensations en
retour de sa reconnaissance qu'elle n'accorda enfin que de mauvaise gràce. »
La remarque dédaigneuse de l'historien anglais ne doit pas nous induire eu erreur sur la valeur politique du premier des rois de Prusse.
Il a été mal jugé même par son illustre petit-fils, Frédéric-le-Grand. Des documents inédits, publiés dans un ouvrage que nous citerons
bientôt, nous le montrent au contraire comme un prince sachant parfaitement ce qu'il voulait:
un politique entreprenant et tenace. L'histoire devra réviser son jugement à son égard, au moins pour la question qui nous occupe.].
M. de Puysieulx était dans la jubilation. L'entrainement était si général, que Pury, le sage Pury lui-même, s'y laissa prendre comme les autres.
Jamais on ne vendit plus galamment la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Ce fut une vraie journée des dupes. L'histoire, la grave histoire, a
de ces intermèdes plaisants en comparaison desquels ceux de la scène comique ne sont que des reproductions très pâles d'une réalité bien
autrement puissante. On courut au plus pressé, au solide, à la répartition des charges de l'Etat. M. d'Affry était gouverneur, Daniel de Pury
lieutenant-général, M. de Merveilleux procureur-général, un oncle Bullot était trésorier et Samuel de Pury chancelier. Le prince nommait
quatre gentilshommes de la chambre: le chevalier Tribolet, l'aîné Chaillet, l'aîné Merveilleux et le frère puiné de Samuel de Pury.
Un régiment suisse serait levé dans le canton. Nicolas de Triholet en serait colonel et Pury-de Stoppa lieutenant-colonel.
Ces arrangements préliminaires causèrent un tel saisissement à notre diplomate neuchâtelois, qu'il tomba évanoui, mais, hâtons-nous de
le dire, c'était bien plus à cause de la situation particulièrement honorable qu'on faisait à son père que pour l'avancement de sa situation politique.
Une maladresse de l'entourage du prince de Conti gâta tout. Ayant appris que la duchesse de Lesdiguières et le comte de Matignon se
mettaient sur les rangs comme prétendants en leur qualité de descendants de la maison d'Orléans-Longueville par les femmes, qu'ils avaient
même recouru aux lumières d'avocats parisiens afin de publier un mémoire, les Contistes ne voulurent pas rester en arrière et Samuel
de Pury fut chargé de rédiger, lui aussi, un mémoire pour défendre les droits de son prince. C'est ce qui eut lieu, mais Pury pria le prince
de ne livrer cette pièce à la publicité que lorsque les Lesdiguières et les Matignon auraient lancé la leur. Quelle ne fut donc pas la colère de
notre diplomate lorsque, quelque temps après, étant à Neuchâtel, il reçut un ballot d'exemplaires de son propre mémoire, mais considérablement
augmenté par les gloses des avocats français qui commirent l'insigne maladresse d'y insérer en toutes lettres la sentence du parlement
de Paris en date de 1698, laquelle mettait sans autre forme de procès le prince de Conti en possession de la souveraineté de Neuchâtel
en Suisse. Samuel de Purv eut beau exhaler sa colère contre ces avocats malavisés qu'il appelle des robins français, le mal était fait, les exemplaires
circulaient en ville et les adversaires des Contistes profitèrent, ce qui était facile à prévoir, de l'effet déplorable que cette ingérence
maladroite avait produit.
Le 21 mars 1703, une assemblée des corps de l'Etat et des communautés fut convoquée pour renouveler l'acte d'union du 24 avril 1699.
On y vota une protestation énergique contre ce qui était contenu dans le mémoire (sans mentionner expressément cette pièce ni son auteur),
et l'on se déclara prêt à s'opposer fermement à tout acte futur qui serait préjudiciable aux droits, lois et constitutions fondamentales de l'Etat.
Au commencement de l'année 1704, les partisans du roi de Prusse (c'est la première fois que Samuel de Pury parle dans ses mémoires
d'un parti prussien) se réunirent à Bevaix pour se concerter sur la marche à suivre. Le secret avait été gardé avec beaucoup de soin et
l'on avait envoyé au cabinet de Berlin le résultat des délibérations. Par une fatalité inconcevable, une liasse de lettres qu'on n'avait pas eu la
précaution de chiffrer et qui étaient en fort bon français, fut interceptée par un officier français qui l'envoya immédiatement au prince de Conti
[Des lettres de du Puy à la cour de Berlin, la correspondance des Steiger de Berne, etc.].
On y trouvait cette déclaration qui ne laissait rien à désirer au point de vue du sans-gêne: Le droit et la négociation sont les
deux moyens qui doivent humainement parlant conduire au succès les prétentions de S. M. Prussienne. Le droit n'y est proprement que pour le décorum,
au lieu que de la négociation doit absolument dépendre cette affaire.
Le prince de Conti ne manqua pas de faire répandre en masse des copies de cette déclaration intempestive, mais le parti prussien n'en
grossissait pas moins à vue d'oeil. Pury attribue trois causes à ces progrès qui l'inquiétaient; c'étaient d'abord les dons qui, dit-il, faisaient
plus de recrues que les belles espérances; c'était ensuite l'affaiblissement de la puissance française battue à Höchstedt
[Le 13 août 17011, les Français et les Bavarois, conduits par le maréchal Tallard, avaient été battus à Höchstedt (entre Ulm et Donauwörth)
par le prince Eugène et Marlborough. Les défaites allaient se succéder pour les Français: 1706, Ramillies, Turin ; 1708, Oudenarde; 1709, Malplaquet.]
c'était, en dernier lieu, la conduite de Louis XIV envers les malheureux habitants de la principauté d'Orange, mais laissons parler S. de Pury :
Le roi Louis XIV, désireux de mettre la dernière main à la révocation de l'Edit de Nantes, fruit amer d'une déplorable bigoterie plus
funeste encore à la France que ne l'avait été le massacre de la Saint-Barthélemy, exigea que M. le prince de Conti lui fit cession de la principauté
d'Orange dont les habitants, la plupart protestants, furent bientôt persécutés à l'instar des autres religionnaires du royaume.
On comprend aisément l'indignation qu'un tel procédé souleva dans notre pays où le sentiment protestant était intense et où beaucoup de
Français avaient dù se réfugier pour pouvoir servir Dieu suivant leur conscience. A cette indignation s'alliait la crainte très légitime d'être
exposé à ces barbaries que l'histoire a flétries du nom de dragonnades et de missions bottées, qui dépeuplèrent la France au profit de ses
voisins et auxquelles l'éloquent historien Edgard Quinet, dans son beau livre de la Révolution, rattache des conséquences si désastreuses pour
les destinées de sa patrie.
Les dons ont pu être plus ou moins considérables, cela importe peu. L'ascendant politique de la France a pu baisser plus ou moins;
ces deux considérations d'ordre si différent n'exercèrent pas sur les esprits des Neuchâtelois d'alors une influence qui se puisse comparer à
celle de la troisième cause que nous venons de rappeler. Si les grands Etats étaient las du despotisme de Louis XIV, comme l'Europe le fut
plus tard de l'ambition envahissante de Napoléon, les petits Etats limitrophes de la France ne pouvaient qu'aspirer à une situation politique
qui les mettrait en dehors de l'influence française, si désastreuse alors pour la liberté religieuse des pays protestants.
Voilà, selon nous, la raison, sinon unique, du moins prépondérante des succès du parti prussien en 1704. Le sort de la malheureuse principauté
d'Orange, cédée par le prince de Conti à Louis XIV, était pour l'homme politique un précédent redoutable et pour l'homme religieux un avertissement d'En-haut.
Le 28 octobre 1704, le roi de Prusse fit un pas décisif en concluant avec les puissances alliées contre la France un traité en vertu duquel
l'empereur [Léopold I-, fils de Ferdinand III (l65ß-1705).]
la reine Anne [Anne d'Angleterre, seconde fille de Jaques II (1702-1714], les Etats-Généraux de hollande et le duc de Savoie
[Victor-Aniédée II, nommé à la paix d'Utrecht (1713) roi de Sicile, titre qu'il échangea en 1718 contre celui de roi de Sardaigne.]
s'engageaient à ne faire ni paix ni trêve avec la France jusqu'à ce que Sa Majesté le roi de Prusse fût mise en possession des
comtés de Neuchâtel et de Valangin.
La joie éclata dans le camp des partisans de la Prusse lorsqu'ils eurent connaissance de ce traité. Il y eut même quelques défections
dans le parti contiste, en particulier David de Pury qui fut plus tard conseiller d'Etat et chàtelain de Boudry. Il parait que c'était un mystique,
en tout cas, un homme d'une autre trempe que Samuel de Pury qui nous en fait le tableau suivant:
Ses connaissances et ses talents eussent pu lui faire jouer un des premiers rôles dans le contisme, mais livré tour à tour au monde ou à
des sentiments particuliers sur la religion, tantôt il se montrait dans le parti, tantôt il se cachait dans sa secte
[Nous n'avons pas pu savoir à quelle secte il appartenait] et voyageait pour elle, ce qui lui fit donner le nom de Joyeuse d'après
ce ligueur qui quitta et reprit le froc ou l'épée au temps d'Henri 1V.
Pour parer aux nécessités du moment, Samuel de Pury partit en 1705 afin d'éclairer le prince et de l'engager à faire sa paix avec Mme de Nemours,
mais il échoua complètement dans cette mission; le prince était persuadé de la supériorité des armes françaises et ne pouvait
surmonter l'aversion profonde que lui inspirait sa cousine. Il croyait que Louis XiV écraserait ses ennemis et leur imposerait finalement sa
loi, et Samuel de Pury fait à ce sujet des réflexions que l'histoire a confirmées sur l'incroyable ascendant que le grand roi exerçait sur son
entourage. Il prononce même le mot de fanatisme.
Si notre diplomate avait échoué dans l'objet principal de sa mission, il ne partit pourtant pas sans avoir reçu du prince des marques bien
flatteuses de la faveur dont il jouissait auprès de lui. Il fut nommé chambellan, et le jour de son départ le prince, mêlant le solide à l'honorifique,
lui fit remettre cinq cents louis d'or pour couvrir les frais que lui occasionnait la direction du parti.
L'année 1706 se passa sans autres incidents remarquables que les progrès incessants du parti prussien qui commençait à englober tout
l'ancien parti nemouriste. Pury, qui avait repris le barreau, tenait toujours les rênes du parti contiste, mais il est forcé d'avouer qu'il
échoua tout à plat dans les négociations qu'il noua alors. La mort d'un de ses parents, le capitaine Pury, décédé au service de France, venant
s'ajouter à ses chagrins politiques, il fut saisi d'une fièvre maligne qui le conduisit au bord du tombeau; il n'échappa, dit-il, à la violence du
mal qu'à l'aide de sa vigoureuse constitution.
VIII
Nous sommes enfin arrivés à la fameuse année de 1707. Dans la nuit du 18 au 19 juin, un courrier arrive à Neuchâtel, annonçant la
mort de la princesse Marie d'Orléans, décédée le 16.
Voici ce que Pury nous dit de cette princesse:
Amie constante et libérale, ennemie implacable et livrée pour toujours à ses préventions, tour à tour ferme ou craintive, faible ou
obstinée, ses passions, plus d'une fois, firent chanceler l'Etat; sa haine accabla plusieurs personnes, mais ses bienfaits généralement répandus
ont grossi considérablement la somme de bonheur dont ce pays jouit.
Elle fut la dernière de sa maison, laquelle a régné à Neuchâtel un peu plus de 200 ans.
Cette quatrième race de nos Souverains a augmenté de plus des trois quarts les revenus de l'Etat, tant par les acquisitions des Seigneuries
de Valangin, Colombier et Lignières, que par l'échute des biens d'Eglise, lors de la Réformation. Mais ce qui mérite le plus d'être
célébré, est cette douceur de gouvernement, cette administration paternelle, ces traits fréquents de munificence en concessions et en privilèges
précieux, par où la maison d'Orléans-Longueville s'est acquis le plus juste droit à la reconnaissance éternelle des vrais Neuchâtelois
[Le jugement que le chancelier de Montmollin porte sur cette princesse (Mém., p. 195) concorde parfaitement avec celui de S. de Pury.]
Le roi de Prusse était appuyé par l'empereur, la reine d'Angleterre, les Etats de Hollande et Charles XII de Suède. La cour de Rome, craignant
de voir Neuchâtel tomber dans des mains hérétiques, chargea son légat en Suisse, l'archevêque de Rhodes, d'insister auprès de M. le comte
de Trautmansdorf, ambassadeur de l'empereur auprès des Suisses, afin qu'il s'opposât aux prétentions prussiennes. Le pauvre légat ne s'attira
que le persiflage suivant: Neuchâtel est un trop petit objet pour occuper sérieusement la sollicitude d'un souverain pontife.
Au lieu de fixer son attention sur cette bagatelle, Sa Sainteté doit veiller sur sa propre sûreté en Italie où les Français, à l'exemple des Gaulois leurs
ancêtres, portent des vues ambitieuses, en sorte qu'il serait très à propos de rétablir l'usage des oies au Capitole.
Un ambassadeur autrichien serait mal venu de prendre de nos jours un ton aussi dégagé avec la cour romaine.
Ce n'était pas la première fois, du reste, que la cour de Borne nous faisait l'honneur de s'occuper de nous. Voici ce que raconte Montmollin,
page 160 de ses Mémoires:
Les princes Barherins [Ces Barberins avaient utilisé le Colysée, respecté par les barbares, pour se servir des
matériaux qui leur permirent de se bâtir des palais, de là le mot sanglant des Romains: Quod non fecerunt barbari, fecerunt Barberini
(Ce que les barbares n'ont pas fait, les Barberins l'ont fait)],
engeance papale, s'avisèrent de venir visiter ce pays en 1653, dans le dessein de l'acheter, chose bien certaine, puisque le prince Henri Il me le dit
quelques années après; ils en offrirent deux millions du premier mot. Le prince les renvoya en prononçant des paroles émues en faveur de ses sujets
[Lorsqu'il était sorti de la prison de Vincennes, le pays de Neucbàtel lui avait fait parvenir un don gracieux;
le seul village du Locle envoya 60 doubles louis d'or vaceins. De là la reconnaissance émue du prince.]
Le contisme reçut alors deux coups mortels, l'un d'où l'on ne se serait attendu à le recevoir : de la cour de France, l'autre du plus
habile politique neuchâtelois du temps: du banneret Emer de Montmollin qui, plus tard, fut chancelier.
M. de Puysieulx arriva à Neuchâtel porteur d'instructions en faveur des prétendants français, mais sans stipulation spéciale pour le prince de Conti,
qui séjournait à Neuchâtel depuis quelque temps. Des intrigues s'étaient nouées. à Versailles en son absence et l'air embarrassé et
froid de l'ambassadeur français indiquait assez que le prince n'avait plus l'oreille du maitre. Ce fut le premier coup; quant au second, nous
laisserons la plume à S. de Pury lui-même, nos lecteurs ne s'en plaindront pas, car il se passa alors une vraie scène de comédie, fort bien
racontée par notre auteur:
Le banneret Emer de Montmollin, ancien Wilhelmiste et la meilleure tête du parti prussien, imagina un expédient qui fut conduit avec
beaucoup d'art et dont M. le prince de Conti fut la victime à mesure que tous les autres prétendants français furent du même coup complètement pris pour dupes.
MM. de Montmollin donnèrent une fête à la Borcarderie [Encore aujourd'hui propriété de la famille de Muutmollin.],
à laquelle la plupart des prétendants furent invités. On fit dire d'une manière polie à M. le prince de Conti que sa qualité de prince du sang
ne permettait pas de prendre la liberté de l'inviter à se rendre au milieu de tous ses concurrents si inférieurs à lui, et le comte de Metternich
(représentant du roi de Prusse à Neuchâtel), pour mieux jouer son rôle en cette comédie, feignit d'être blessé qu'on voulùt l'inviter et le compromettre
avec les ministres de France et les prétendants de cette nation qui tous refusaient à son maitre le titre de roi. Toutes ces invitations
se firent avec si peu d'affectation qu'il ne vint à l'esprit de personne d'y chercher du mystère; il est à remarquer que M. de Metternich
avait découvert que les prétendants français jalousaient plus M. le prince de Conti qu'aucun autre antagoniste, et que les ministres de France ne
travaillaient pas pour ce prince. Cette découverte enfanta le projet dont je parle, lequel était préparé depuis quelques jours par le comte de
Metternich, qui disait qu'il voulait céder la partie à M. le prince de Conti, faisait avec éclat les apprêts d'un prochain départ et montrait
un visage lamentable. En effet, dés que la compagnie fut rassemblée à la Borcarderie, le banneret de Montmollin amena finement la conversation
sur les affaires du temps et représenta avec tant de vérité apparente les avantages de M. le prince de Conti et le peu d'espoir qui
restait à la maison de Brandebourg, qu'il réussit par son air de bonhomie et de véracité à gagner la confiance des Français et à leur inspirer la
détresse dont il paraissait rempli. S'étant aperçu de l'impression qu'il venait de faire, il ajouta que le seul moyen de faire face à M. le prince
de Conti, serait de se réunir tous et de faire corps ensemble pour lui faire donner l'exclusion, et qu'après s'être défait d'un adversaire aussi
redoutable, chacun des autres prétendants pourrait se mesurer avec plus d'égalité. A la vérité, ajouta-t-il très adroitement, c'est vous proposer
sans doute un expédient dont vous vous servirez ensuite pour expulser les pauvres Allemands, mais nous croirons du moins avoir
bien servi le roi de Prusse en mettant hors de combat M. le prince de Conti contre lequel il est inutile qu'aucun de vous pense à joûter. C'est
le seul moyen de retenir ici M. le comte de Metternich qui, voyant la supériorité de M. le prince de Conti, est résolu de protester et de se
retirer pour ne pas compromettre les droits de son Maître, et vous sentez, Messieurs, combien l'inégalité augmentera par là en faveur de
M. le prince, vers lequel probablement se tourneront la plupart des partisans prussiens.
Sa proposition fut généralement applaudie. Puis il y eut grande chère à la Borcarderie.
Samuel de Pury affirme qu'il tient ces détails de M. de Metternich lui-même et d'Emer de Montmollin.
La colère, la rage du prince de Conti fut terrible lorsqu'il apprit la conduite des prétendants français dans cette journée des dupes de la
Borcarderie: Voilà bien mes dindons de Français, je ne doute point qu'ils ne soient dupés par les Prussiens, je m'en ris, mais qu'ils se
soient ligués contre moi, contre un prince du sang de France, avec les Allemands actuellement ennemis du Roi et de la Nation, c'est ce que je ne puis supporter.
Il vit dans l'abandon de l'ambassadeur français la conséquence des intrigues de Mme de Maintenon, qui favorisait M. de Matignon; dès lors
son parti fut pris et il ne fut plus possible de le faire revenir en arrière:
Maintenant que je n'ai plus le roi pour moi, dit-il à ses partisans, mon épée est visiblement trop courte et je souhaite que
mes amis se jettent dans le parti de Brandebourg, car je mourrais de douleur si un gentilhomme français et surtout cet imbécile Matignon l'emportait sur moi.
Daniel de Pury essaya, mais en vain, de montrer au prince que tout n'était pas perdu. Je suis trompé, je suis joué; c'est la Maintenon,
oui, c'est elle [Il avait fait ses premières armes en Hongrie avec son frère aîné. Pendant cette expédition, les princes écrivirent en cour
et reçurent des lettres fort mordantes, dans lesquelles personne n'était ménagé, le roi et Mme de Maintenon encore moins que les autres. La correspondance
fut saisie: Louis et son frère encoururent une disgrâce. Le prince fut exilé à Chantilly avec ordre de n'en pont sortir. Le grand Condé, son oncle, demanda,
en mourant, son pardon à Louis XIV qui le promit, mais ne le lui accorda pas entièrement, puisque jamais il ne lui donna un commandement d'armée.
(Encyclopédie des gens du monde, tome VI, p. 694/5. )], le roi ne m'a jamais aimé
[François-Louis, prince de Conti, second fils d'Armand, naquit à Paris en 1661. Voici en quels termes en parle Saint-Simon, qui n'a pas
l'habitude de prodiguer l'éloge: Il fut les constantes délices de la cour, des armées, la divinité du peuple, le héros des officiers, l'amour
du Parlement et l'admiration des savants les plus profonds. Il mourut le 22 février 1709, âgé de 45 ans. Massillon prononça son oraison funèbre.]. »
Le 5 septembre il y eut dans les appartements du prince [Actuellement l'immeuble Sandoz-Travers.] une scène
bien touchante. Il avait convoqué les chefs du parti et, au milieu de l'émotion générale, il leur annonça sa résolution immuable de quitter le
pays. Il leur conseilla fortement de s'aboucher avec M. de Metternich et de se ranger sous les drapeaux de Brandebourg. La plupart ne se le
firent pas dire deux fois, mais Samuel de Pury n'y mit aucun empressement et lorsque le prince partit, le 7 septembre, Pury n'avait fait
aucune démarche auprès de M. de Metternich. Celui-ci, qui avait eu l'occasion d'admirer la fidélité de Pury envers le prince, le reçut à bras
ouverts et lui fit les plus belles promesses du monde. Le lendemain même de son entrevue avec l'ambassadeur prussien, il reçut la visite de
son proche parent, M. le baron de Bondely, qui lui apportait une lettre de change de 2000 patagons, payables sur la place de Genève.
Ce n'est qu'une paire de gants, dit M. de Bondely, que M. de Metternich vous prie d'accepter en attendant mieux.
Daniel de Pury répondit aux ouvertures du même M. de Bondely Mon neveu, vous ne voudriez pas que je fisse un faux pas et c'en
serait un à mon âge; j'ai suffisamment remué mon tonneau et ma tâche est plus que remplie. Vous faites bien, vous autres, de vous embarquer,
mais si vous m'aimez, vous me laisserez passer en repos le peu de jours qui me restent.
IX
Le travail si substantiel et si lucide de M. Paul Jacottet, intitulé le Procès de 1707, nous dispense d'entrer dans le détail de ce qui se
passa à cette époque; nous n'emprunterons donc aux Mémoires de Samuel de Pury que ce qui a trait à lui-même et à son activité dans ce
temps de reconstitution politique, car l'homme de confiance du roi de Prusse [Ernest de Metternich, de la même race que le grand
diplomate autrichien, mais de la branche cadette.] eut bien vite recours aux lumières de notre diplomate, ainsi qu'on peut le voir par les lignes
suivantes:
M. le comte de Metternich me marqua d'entrée de jeu une confiance entière, il me consultait sur toutes ses opérations et voulait
que je fusse continuellement auprès de lui. S. de Pury eût pu se faire alors une situation si les membres de la famille Pury eussent été plus unis
entre eux. Ce manque d'accord lui arrache cet aveu mélancolique: span class=citation>Une famille ne saurait se soutenir et moins encore gagner du terrain
à moins que tous les membres qui la composent ne s'étayent mutuellement, ainsi en usent sagement les Brun, les Chambrier, les Montmollin, et ce que n'ont
jamais su faire les Merveilleux, les Tribolet, ni nous.
Toutes les chances ayant tourné en faveur du roi de Prusse, M. de Metternich ne se préoccupa plus que de la tournure à donner à la sentence;
il demanda donc à Pury un projet de rédaction que celui-ci lui présenta et, le 26 octobre, eut lieu une conférence à laquelle assisitaient
MM. de Saint-Saphorin, général et ministre de l'empereur [Ou plutôt agent de l'empereur, sans caractère officiel],
Steiger, député de Berne, Chambrier, procureur général, Pury (qui fut plus tard chàtelain de Boudry), le banneret Montmollin, le baron Bondely
et Samuel de Pury. M. de Metternich donna connaissance à ces messieurs du factum préparé par Pury et la discussion s'engagea. Elle
fut fort vive, car un des assistants crut voir dans la rédaction des arrière-pensées satiriques et, pour comble de malheur, le chàtelain de Boudry,
Pury, se rangea du côté des opposants. Dans son dépit, notre diplomate l'appelle assez aigrement: le dispensateur des grâces numéraires de la
cour de Prusse. Le lendemain, nouvelle réunion sans plus de résultat que la veille; enfin, le surlendemain, on s'arrêta à un projet qui combinait
les diverses rédactions proposées.
Le 3 novembre 1707, le roi Frédéric 1er fut nommé solennellement par sentence des Trois-Etats prince souverain de Neuchâtel et Valangin.
Le lecteur qui aura eu la patience de nous suivre dans ce travail historique que nous avons entrepris à l'occasion des Mémoires de
Samuel de Purv, se sera peut-ètre demandé pourquoi le roi de Prusse tenait autant à la possession de Neuchâtel et pourquoi des Etats européens
tels que l'empire d'Allemagne, les Etats-Généraux de Hollande, la Suède et le canton de Berne soutenaient sa politique avec un empressenient
aussi visible. Pendant longtemps on avait cru trouver la cause de tout ce travail diplomatique, de toutes ces dépenses accumulées dans
une certaine vanité de parvenu. (Frédéric n'était-il pas le dernier en date des rois de l'Europe? ) Il désirait, pensait-on, voir ses Etats
s'agrandir. Que cette opinion ait été courante chez les historiens étransers à la Prusse, rien de plus naturel, ils n'étaient pas au fait des
dessous de la politique prussienne dans cette question spéciale; ce qui est plus étonnant, c'est que les historiens prussiens ne se soient pas
donné la peine de scruter les mobiles qui dirigèrent leur souverain dans cette circonstance; ils partaient de la supposition que Frédéric
n'était qu'un glorieux et cela leur suflisait.
Il était réservé à un professeur de Lyon, M. Emile Bourgeois, de jeter une vive lumière sur toute la question, à laquelle il a consacré un
livre dont. je recommande vivement la lecture à tout Neuchâtelois ami de l'histoire de son pays. L'ouvrage est intitulé: Neuchâtel et la politique
prussienne en Franche-Comté (1702-1713), Paris, 1887.
L'auteur y prouve, pièces officielles en mains, que, dans la pensée de la cour de Berlin, la prise de possession de Neuchâtel n'était que le
premier pas fait dans la voie d'une politique de revendications territoriales au détriment de la France, politique qui devait aboutir à l'annexion
de la Franche-Comté à la Prusse. Déjà alors cette puissance désirait le démembrement de la France en faisant rentrer dans l'unité germanique
l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté et la Bourgogne. Quel appétit !
Comme début de règne, ce n'était pas mal. On avait cependant renoncé momentanément à l'Alsace, sur le rapport d'un agent qui écrivait entre
autres à la cour de Berlin:
Il est notoire que les habitants de l'Alsace sont plus Français mais que les Parisiens, que le roi de France est si sûr de leur
affection à son service et à sa gloire qu'il leur ordonne de se fournir de fusils, de pistolets, de hallebardes, d'épées, de poudre et de plomb
toutes les fois que le bruit court que les Allemands ont le dessein de passer le Rhin.
Toutes les négociations, qui échouèrent alors par la jalousie ou la clairvoyance de l'Autriche, mais qui furent reprises en 1815 et couronnées
de succès, au moins pour ce qui concerne l'Alsace-Lorraine, en 1871, furent conduites avec le plus grand secret par la cour de Berlin; et Frédéric
Ier nous y apparaît sous un jour nouveau. Ce n'est plus le roi glorieux, mais celui qui, le premier, a eu l'idée d'une politique de
conquêtes et a frayé la route à son petit-fils, le Grand Frédéric, à son descendant, l'empereur Guillaume et au chancelier de fer.
X
Revenons à Samuel de Pury.
Les dispositions menaçantes de la France, dont les agents avaient éventé la politique prussienne, décidèrent Metternich qui, à ce que dit
Pury, n'était pas un intrépide, à s'appuyer plus fortement que jamais sur les cantons évangéliques. Pury fut choisi pour aller à Zurich y
conclure avec cette ville un traité de combourgeoisie. Il arriva à Zurich le 23 novembre. L'ambassadeur français, M. de Puysieula, l'y avait
précédé et réussit à paralyser ses efforts. Néanmoins le diplomate rreuchàtelois réussit à faire prévaloir l'idée d'une diète générale. Cette diète
générale fut précédée d'une diète évangélique à Langenthal, où Metternich délégua les conseillers d'Etat Hory, Marval et Chambrier; la ville
y envoya son banneret Montmollin et son maitre-bourgeois F. Chambrier. La bourgeoisie de Valangin y était représentée par deux de ses membres.
Pury tenait beaucoup à son idée de combourgeoisie avec Zurich, ne fût-ce, dit-il, que pour échapper à la férule de Berne; il regrette que
le gouvernement de ce dernier canton n'ait pas l'honnêteté et la candeur helvétiques de celui de Zurich et cite en particulier avec de grands
éloges le bourgmestre Escher et le statthalter Hirzel. L'insuccès de ses démarches lui causa une vive peine.
Revenant de Zurich à Neuchâtel, il passa par Berne où il vit M. de Stanian, ambassadeur de la Grande-Bretagne en Suisse. Celui-ci lui
confia, sous le sceau du plus grand secret, le plan des alliés d'envahir la Franche-Comté. Ce projet, dit Pury, me glaça le sang. Il y voyait avec
raison les dangers les plus grands et les plus immédiats pour sa patrie, et s'efforça, mais en vain, de dissuader M. de Stanian. De retour dans
ses foyers, il n'eut rien de plus pressé que d'aller trouver M. de Metternich, qu'il effraya si bien que le projet parut être momentanément abandonné.
Vint la diète de Baden (1708). Pury y eut à lutter contre le mauvais vouloir des cantons catholiques irrités de la sentence de 1707 et contre
les hauteurs de M. de Puysieulx. Les premiers, en haine du protestantisme, ne demandaient rien moins que Metternich vidàt le pays et que
tout ce qui portait le nom de prussien eût à déguerpir de Neuchâtel.
On proposait même le maréchal de Villars pour présider à cette expulsion.
Pury comprit immédiatement qu'en présence d'un parti-pris aussi évident, ce que l'on avait de mieux à faire était de gagner du temps, et
l'excellent Escher s'y employa de toutes ses forces. Notre compatriote lui suggéra l'idée de s'aboucher avec Puysieulx et de lui insinuer que
l'opposition de la couronne de France à la déclaration de la neutralité de Neuchâtel faisait le jeu des alliés, qui ne demandaient pas mieux que
de voir une levée de boucliers en Suisse en faveur de cette neutralité, ce qui créerait de nouveaux embarras à la France. Cette considération
frappa Puysieulx, qui se tint coi pour un moment. On avait ce que l'on voulait, le mois de mars s'approchait et les préparatifs redoutables des
alliés s'annonçaient de toutes parts.
C'est ici, dit Pury, une des époques de ma vie où j'ai été le plus accablé de travaux. Chargé à mon retour de la diète de correspondre
avec Zurich, Berne, Glaris, Bàle et Schaffouse, persécuté par le comte de Trautmansdorf et M. de Stanian, embarrassé par les fàcheuses dispositions
des cantons catholiques, obligé de rendre compte chaque semaine de toute chose au premier ministre, le comte de Vartemherg, devenu gouverneur de Neuchâtel
depuis peu de temps, et par dessus tout, incessamment tiraillé par le comte de Metternich qui me cassait les bras par ses perplexités, je ne savais
quelquefois où donner de la tête. La poire mûrit enfin et, vers la fin de mars (1708), les cantons évangéliques envoyèrent leurs députés à Arau.
Pury s'y rendit avec Emer de Montmollin, qu'il appelle un beau génie qui joignait à une infinité de connaissances un esprit droit et délié.
Le 3 avril 1708, nos diplomates parvinrent à faire signer le traité qui garantissait à notre pays sa neutralité si ardemment recherchée
par ces bons patriotes et qui assurait à Neuchâtel les trois avantages suivants:
1. Constater plus que jamais aux yeux de la France notre qualité de Suisses.
2. Nous mettre à couvert de toute main-mise ou séquestre (ce que voulaient les cantons catholiques) qui aurait porté une atteinte mortelle
à l'indépendance absolue des Trois-Etats.
3. Eloigner de nous toute entreprise hostile, soit de la part de la France irritée, soit de la part des alliés, au regard de leurs vues sur la
Franche-Comté.
Le résultat immédiat du traité d'Aarau fut le retrait des troupes françaises échelonnées sur nos frontières, et des Bernois qui nous avaient
été envoyés pour défendre notre territoire.
Quel avantage Pury retira-t-il de tout son travail à la diète? Il y avait été sur ses crochets, nous dit-il, ou plutôt sur ceux de son père.
Metternich l'accabla de caresses et l'inonda d'eau bénite de cour. Quant à du solide, Pury nous confie que, depuis la sentence des Trois-Etats,
la cour de Berlin ne voulait plus faire de dépenses et trouvait que Neuchâtel lui coùtait déjà trop; aussi, malgré une lettre de Metternich
à son maître, lettre fort louangeuse pour Pury, Sa Majesté prussienne se borna à envoyer un gracieux rescrit où il priait Dieu d'avoir Samuel
de Pury en sa sainte garde, et puis... ce fut tout.
Jamais l'expression populaire: « travailler pour le roi de Prusse », ne trouva application plus complète.
En 1709, il survint dans la vie de Pury un curieux incident qui se termina à son honneur. Mme la princesse de Conti écrivit à S. de Pury
pour lui notifier la mort du prince et lui annoncer son intention de faire valoir en temps utile les droits de ses enfants sur Neuchâtel.
L'ancien contiste n'hésita pas à communiquer la lettre à Metternich, ce qui était son devoir strict, et il écrivit à la princesse que l'affaire était
réglée de manière à n'y plus revenir.
Peu de jours après, le 14 mai 1709, Metternich qui craignait peut-être de voir Pury reprendre goût à la politique contiste, le nomma
conseiller d'Etat, charge que l'on ne pouvait exercer qu'après avoir prêté un serment très explicite de fidélité. Un mois après (le 5 juin),
Metternich quittait Neuchâtel pour ne plus y revenir. Avant son départ, il avait demandé à Pury un projet pour la réorganisation du système
des lods et celui-ci lui avait communiqué un résumé succinct des laborieuses recherches de Georges de Montmollin sur cette matière ingrate
et embrouillée. Ce travail le mit en appétit et il conçut l'excellente idée qui ne devait se réaliser qu'après la révolution de 1848, grâce aux travaux
d'Alexis-Marie Piaget, la codification de la Coutume. Pury se mit à l'oeuvre avec ardeur et envoya son projet à Berlin pour que Metternich
en prit connaissance. Le malheureux projet sommeille encore à l'heure qu'il est dans les archives de la capitale prussienne. Cette expérience
découragea notre diplomate qui abandonna son projet.
Le Musée neuchâtelois du mois de mai de cette année contient un article de M. Grellet sur la prohibition des vins français. Nous n'y
reviendrons pas, si ce n'est pour dire que Pury, appuyé par l'avocat général Tribolet et le chancelier Brun, s'opposa à la politique intéressée
du Conseil. Voici quelques-unes des sages réflexions qu'il fait à ce sujet:
Je n'ai jamais pu comprendre les motifs qui firent agir les Chambrier avec tant de chaleur en cette affaire, si ce n'est le grand nombre
de vignes qu'ils possédaient. Le maire de la ville [La bibliothèque de Neuchâtel possède un beau portrait du maire Chambrier.]
surtout m'étonne beaucoup. L'événement ne justifia que trop la résistance que j'opposais à la publication du Mandement. La bourgeoisie de Valangin adressa
directement sa plainte en cour de Berlin, et Frédéric 1er non seulement désavoua le Conseil et anéantit le règlement, mais se déclara le protecteur
des bourgeois de Valangin. On peut juger quelle fatale impression cette affaire dut produire sur l'esprit de cette bourgeoisie, laquelle dès
lors a regardé la ville de Neuchâtel comme son ennemie déclarée. L'on n'a peut-être jamais fait dans ce pays une faute plus importante en
politique interne, et il est bien à désirer que nos après-venants soient assez sages pour tâcher de faire oublier notre écart à ceux de Valangin
à force de bonnes manières.
En janvier 1712, le congrès d'Utrecht venait de s'ouvrir et Metternich écrivit à Pury pour le prier de l'y accompagner avec les autres délégués
prussiens. Pury avait d'abord accepté, puis il changea d'avis et proposa Emer de Montmollin qui, dit-il, fut l'àme et le conseil des plénipotentiaires
prussiens, et c'est à lui, paraît-il, que nous sommes redevables de l'excellent article qui concerne notre pays.
A l'occasion de la guerre du Toggenbourg, les Bernois avaient réclamé le contingent neuchâtelois. Pury n'était pas d'avis de le leur
accorder, par la raison que les adversaires des Bernois étaient ces cantons catholiques qu'il nous importait si fort de ménager. Son avis ne
prévalut pas contre l'ascendant des partisans de l'alliance intime avec Berne et contre les préventions religieuses. Le contingent neuchâtelois
marcha à côté des Bernois, mais n'eut pas à se louer des procédés de ses puissants alliés.
XI
Comme le traité de Rastadt du 6 mars 1714, entre l'empereur et le roi de France, avait laissé quelques points en litige, on choisit Baden
pour régulariser la situation. Pury s'y rendit en qualité de plénipotentiaire prussien. N'ayant pas réussi à faire prendre place à Neuchâtel à
côté des cantons suisses, il se tourna du côté de Berne qui, voyant ses intérêts engagés dans la question, écrivit à l'ambassadeur de France, le
comte du Luc, une fort belle lettre que Jonas de Chambrier avait dictée.
Le roi Frédéric-Guillaume, qui avait succédé à son père, mort le 25 février 1713, ordonna à Pury d'aller immédiatement à Versailles
soigner cette affaire avec le baron de Kniphausen, homme de beaucoup d'esprit, d'un commerce fort agréable, mais qui, peu travailleur de sa
nature, laissa à son collègue le gros de la besogne. Nos deux diplomates eurent de nombreuses conférences avec M. de Torcy, ministre de
Louis XIV. Les négociations avançaient fort peu, lorsque Pury, qui voyait beàucoup de monde à Paris, entre autres le vieux maréchal de
Villeroy, crut avoir trouvé le mot de l'énigme de toute la politique française à l'égard de Neuchâtel. Voici, du moins, une lettre fort intéressante
qu'il écrivait à M. de Lubières [Gouverneur de Neuchâtel], en date du 17 mars 1715:
Mme de Maintenon est l'unique ressort de cette tracasserie; par ce mot tout s'explique aisément. A notre première vue, vous apprendrez
des choses singulières de cette étonnante femme. Il suffit de vous dire en passant que, reine de fait, et plus que cela, c'est-â-dire femme,
maîtresse et conseil d'un vieux roi qu'elle a mis en dévotion, il lui est aisé de disposer des circonstances sans s'embarrasser des traités publics
et des droits des nations. Elle compte bien survivre au roi et sans doute qu'elle trouve préférable de se retirer à Neuchâtel et d'y mourir
souveraine par la grâce de Dieu, à faire une fin tristement ignorée au milieu d'une communauté de filles
[Saint-Cyr, où Mme de Maintenon avait fondé un établissement pour les jeunes filles pauvres de la noblesse.].
Qui aurait cru que son zèle pour M. de Matignon fût si intéressé? Tout en inquiétant nos peuples, on cherche encore plus à dégotter de nous la cour de Berlin,
à force d'embarras.
Ajoutez à tout cela une bourre dose de bigoterie qui croit voir la gloire de Dieu intéressée à ce que la souveraineté de Neuchâtel soit
arrachée des mains d'un prince hérétique pour rentrer en de saintes mains. De là, la hauteur et les menaces de M. de Puysieulx en Suisse,
et la leçon faite aux cantons catholiques, de là le procédé du ministre de France à Baden et l'omission dont nous nous plaignons, de là les
réponses énigmatiques du comte du Luc au canton de Berne, de là enfin les longueurs, les défaites dont nous paie M. de Torcy, etc., etc.
M. de Torcy laissa enfin voir des dispositions plus conciliantes, et Pury quitta Paris à la fin d'avril.
Le premier ministre de Prusse, M. de Hilgen, avait proposé à notre diplomate le poste d'ambassadeur de Prusse en France; il s'en
ouvrit à M. de Kniphausen qui lui avoua avoir reçu la même offre; s'il l'avait déclinée, c'était à cause de l'excessive économie de la cour de
Berlin, car, disait-il, en quatre mois que j'ai passés à Paris, j'ai dépensé quinze cents écus de ma bourse. Cette révélation était peu
encourageante, aussi Pury hésitait-il; enfin, la correspondance s'engagea.
Le roi voulait lui donner 8,000 livres par an, sans s'engager pour les faux frais, ce qui était peu, dit Pury, pour la capitale la plus frayeuse
de l'Europe. Enfin, après bien des lettres qui durent ulcérer le coeur parcimonieux de Frédéric-Guillaume, on s'arrêta à 10,000 livres, le
titre de baron et l'ordre de l'Aigle rouge. Telles étaient les offres brillantes du cabinet de Berlin. Pury les communiqua à ses amis et parents
de Neuchâtel: tous l'engagèrent à refuser. Le brigadier Petitpierre trouvait que c'était bien lésiner que de lui faire payer les ports de
lettres; le frère de Pury était choqué de ce vain titre de baron sans baronie et d'une croix sans pension, etc., etc.
Toutes ces réponses et des nouvelles qu'il avait reçues de Berlin au sujet de l'économie presque incroyable du roi, l'amenèrent à dire:
Une pareille vilenie me fait peur et je suis résolu de refuser avec honnêteté mais sans retour.
Pury s'adressa alors à Jean Chambrier [C'est celui dont le due de Broglie parle si souvent dans ses Etudes diplomatiques
que publie actuellement la Revue des Deux-Mondes. La bibliothèque de Neuchâtel possède un beau portrait de cet ambassadeur.
Les traits sont très fins et la figure est tout à fait celle d'un gentilhomme français] qui faisait des affaires avec
MM. Duterreau et Rognon sur la place de Paris. Chambrier accepta le poste, qu'il occupa pendant trente ans. Comme il avait acquis une belle
fortune lors du Système de Law, il put, même avec les appointements plus que modiques qu'il recevait de Berlin, représenter dignement la monarchie prussienne
[Pury avait eu dans sa jeunesse un démèlé avec Jean Chambrier; le souvenir s'en était conservé dans l'âme de notre diplomate,
trop neuchâtelois pour oublier aisément les injures, et lui suggère cette remarque: «Chambrier ne pensait guère, â l'âge de 15 ans, lorsqu'il
vint m'assaillir avec un bâton, que je serais un jour l'instrument qui le ferait devenir ministre du roi de Prusse auprès du roi très chrétien.»].
M. de Torcy, qui se connaissait en hommes, apprécia bien vite la grande intelligence politique de S. de Pury et voulut se l'attacher: «Vous
n'êtes pas fait pour rester oisif dans le petit tripot de Neuchâtel. Venez en France, où je vous assure que vous serez employé aussi avantageusement
que vous pouvez le désirer. Il s'agit d'une destination publique et importante à laquelle vous convenez, qui certainement vous conviendra,
mais qui demande à être promptement remplie.... »
Pury nous dit qu'il fut ébranlé, mais réfléchissant que l'acceptation d'une charge en France, arrivant tôt après son refus de l'ambassade
prussienne, pourrait jeter un jour défavorable sur son caractère et sur ses idées politiques, il refusa et eut raison.
Un bataillon fribourgeois ayant passé par Neuchâtel, Pury fit prévaloir dans le Conseil l'idée de le recevoir de la manière la plus hospitalière;
le gouvernement de Fribourg, flatté de cette réception, écrivit une lettre de remerciements aux autorités neuchâteloises qu'il appelait
Eidgenossen, titre, dit Pury, qui n'est accordé qu'aux membres du Louable corps helvétique. Cette démarche gracieuse encouragea Pury à
tenter un essai de combourgeoisie avec Fribourg pour échapper à la tutelle hautaine de Berne. Une conférence eut lieu au chàteau de Delay,
le 26 avril 1718, entre les délégués neuchâtelois et les Fribourgeois. Les premiers étaient représentés par MM. de Lubières, Chambrier, procureur
général, Montmollin, chancelier, et Pury, conseiller d'État. Le traité était sur le point d'être conclu, lorsque l'ambassade de France et le duc
de Villeroy le firent échouer.
Une question agitait alors beaucoup les esprits dans notre pays, celle de l'entrée de nos vins dans le canton de Berne. Nos voisins, gros
propriétaires de vignobles dans le pays de Vaud, faisaient du protectionnisme, ce qui irritait les Neuchâtelois. Toutes les réclamations venaient
échouer contre le mauvais vouloir des Bernois, qui finirent, en 1748, par gagner le major Lentulus; celui-ci s'aboucha avec les ministres de
Berlin, et notre gouvernement reçut pour prix de ses efforts patriotiques le gracieux rescrit que voici:
Ne vous fatiguez plus sur cette matière qui ne vous a déjà que trop avancés dans des discussions peu convenables
et dont vous auriez dù vous dispenser. C'est ainsi, conclut Pury, que des ministres infidèles font souvent parler les maîtres de la
terre contre sens et raison et cassent les bras aux vrais serviteurs.
Ici Pury se livre à des réflexions assez curieuses sur ce qui se passait dans notre pays à la fin du règne de Frédéric-Guillaume:
Il suffisait de procurer un ou deux bons soldats ou de verser plus ou moins de louis vieux dans la caisse des recrues à Berlin pour
obtenir l'emploi le plus important et le moins mérité. Le receveur *** dut être lui-même bien étonné qu'un peu d'argent le fit conseiller d'Etat et
chef d'une juridiction au préjudice de M. Chaillet, à qui cette charge était promise et qui, étant gentilhomme de la chambre du roi de Prusse, gendre du
gouverneur de ce pays et d'un mérite reconnu, ne devait pas s'attendre à être évincé par un homme à peine connu. Il arriva bien pis en la
personne de *** qui, pour deux cents louis vieux, devint conseiller d'Etat, chàtelain du Landeron, chevalier de l'ordre de la Générosité, fut
anobli et déclaré capable de tenir un fief et de lui donner son nom. Il va devenir tout cela pour un peu d'argent gagné au Mississipi.
Cette même année 1720 vit se liquider une question pendante depuis 1218, et cela en faveur de Neuchâtel. Berne et Fribourg reconnurent
notre canton propriétaire de la portion de terre appelée la Nouvelle-Censière [Territoire situé entre Couvet et Provence].
Si Pury relate le fait peu important par lui-même, c'est uniquement à cause d'une lettre de Berne. Cet Etat ayant proposé à celui de Neuchâtel
une conférence à ce sujet, Neuchâtel avait voulu en différer la date, vu l'absence du gouverneur, sur quoi Berne répondit:
Le gouvernement de Neuchâtel devant toujours être dans l'Etat, rien n'empêche qu'on ne passe outre.
Cette maxime constitutive, ajoute Pury, devrait être gravée en lettres d'or dans la Chambre du Conseil d'État. Ce principe vrai d'un gouvernement mixte
tel que le nôtre semble tomber de plus en plus en oubli: il nous convient plus que jamais de former un Etat indépendant de la monarchie prussienne
XII
La mésintelligence qui existait entre les deux bourgeoisies de Neuchâtel et de Valangin faillit amener une crise qui aurait tout remis en
question. Le premier ministre de Prusse, Hilgen, envoya à Neuchâtel son gendre, un baron wesphalien, du nom de Strunkedé
[Strunkedé, voir Musée neuchâtelois, 1882, p. 23.]1, dans le but ostensible d'apaiser les esprits, en réalité afin de
brouiller les cartes et de dégoûter le roi de Prusse de ce peuple licencieux et de col roide.
Strunkedé fut très aimable envers Pury, qui se défia immédiatement de lui et reçut ses avances avec une froideur de plus en plus marquée.
Ce plénipotentiaire d'un nouveau genre, nourri, dit Pury, des maximes allemandes, fit, le 9 juin 1725, une scène violente en plein
Conseil à Chambrier, maire de Neuchâtel. Celui-ci répondit avec une dignité froide qui exaspéra le baron:
Taisez-vous, lui dit Strunkedé, sinon je vous ferai mettre dehors par les épaules. Chambrier continuant
à parler avec un sang-froid admirable, vu la circonstance, Strunkedé reprit de plus belle:
Calomniateur, insolent, impertinent, partez.
Cette scène étrange se prolongea au milieu de la stupeur de tous; Chambrier resta, mais quelques jours après, Strunkedé obtenait de
Berlin un rescrit qui suspendait le maire Chambrier. Cette suspension aurait pu durer longtemps, si la Vénérable Classe, à l'instigation d'Osterwald,
beau-frère de Chambrier, n'avait intercédé et n'avait obtenu gain de cause pour lever la suspension
[Voir Musée neuchâtelois, 1890, page 289. (Poésie publiée par M. Oscar Huguenin, avec renseignements dus à M. F. de Chambrier)].
Le canton de Berne, toujours très au fait des dessous de cartes, apprit, après le départ de Strunkedé, que cet aimable homme avait reçu
mission de nous séparer de la Prusse. Berne écrivit donc à Berlin. Qui fut stupéfait, si ce n'est le roi derrière le dos duquel Hilgen avait noué
cette négociation avec le duc de Bourbon!
[Bourbon, Louis-Henri, prince de Condé, né en 1692, mort à Chantilly le 27 mars 1740, chef de la famille de Condé.
Il fut membre du Conseil de régence et plus tard premier ministre de Louis XV, déclaré majeur en 1723, peu avant la mort du régent.
C'est lui qui avait négocié le mariage de Louis XV avec Marie Leczinska.] Celui-ci offrait trois millions de florins par acquérir la principauté
et cent mille florins à Hilgen pour ses bons offices.
Frédéric-Guillaume disgracia les deux entremetteurs.
L'année 1734, dit Pury, ce pays eut lieu de se convaincre combien le ministère de Berlin était ignorant de notre constitution,
malgré le soin que nous avions pris d'instruire la cour et de l'éclairer sur ses vrais intérêts inséparables des nôtres. Mais comment inculquer à des
têtes allemandes nées dans la servitude et au milieu d'un gouvernement militaire, qu'il est une souveraineté libre qui doit se conduire par elle-même
et selon des maximes opposées en tout point à celles qui dirigent les autres Etats du même maître ?
Ce sera toujours à recommencer dans une cour où il n'y a d'autre système d'administration que le bon plaisir du souverain.
Voici ce qui avait amené ces sages réflexions de Pury:
Beaucoup de Neuchâtelois s'étaient enrôlés dans le régiment DuPasquier pour servir sous le roi de Sardaigne allié des Français contre l'Empereur.
Ce dernier s'était plaint au roi de Prusse, qui donna l'ordre à son gouverneur, M. Froment, de rappeler tous les Neuchâtelois au service des puissances étrangères:
les contrevenants seraient punis du bannissement perpétuel. Ceci était absolument contraire aux articles de 1707 et Pury fut chargé d'écrire à ce sujet
à la cour de Berlin qui répondit: Nous avons reçu vos remontrances en bonne part et les choses resteront sur l'ancien pied.
Samuel de Pury, qui sentait venir la vieillesse et ses infirmités, avoue avoir perdu la mémoire de quelques faits qui se sont passés dans
la période de 1735 à 1748. Il ne relève que les deux qui lui semblent les plus importants et par lesquels il clôt ses Mémoires: la mission du
commissaire de Rhoden à Neuchâtel et l'abolition du service hollandais.
M. de Rhoden avait été envoyé de Berlin dans notre pays en 1748 pour proposer de changer la recette des revenus du prince en baux de ferme levés aux
frais et risques des entrepreneurs, institution assez semblable à celle des fermiers généraux en France. Tout le Conseil fut d'avis d'adopter cette
innovation, à l'exception du conseiller Osterwald, que Pury, partisan de la mesure, loue de sa perspicacité, tout en regrettant de ne s'être pas rangé à
l'avis d'Osterwald. La bourgeoisie de Valangin protesta, mais les conseillers, indisposés contre ce corps depuis l'affaire des vins de Bourgogne,
n'en tinrent nul compte et le maire Brun alla jusqu'à dire:
Ce sont des acariâtres qui ne font jamais que de mauvaises difficultés. Disons en passant que ce fut cette modification aux
usages du pays qui amena les troubles fâcheux de 1766,1767 et 1768.
Pury l'appelle une bévue du Conseil d'Etat.
Le service de Hollande, lucratif et tranquille, avait commencé avec le chancelier G. de Montmollin qui y avait envoyé ses fils. Dès lors, les
officiers Neuchâtelois y trouvèrent de belles et profitables situations lorsque, l'année 1750, ce dernier prit fin à la suite de l'incident que
nous allons rapporter.
Le 6 octobre 1750, le ministre de Hollande, M. de la Calmette, vint à Neuchâtel. Il présenta ses lettres de créance des Hauts Etats-Généraux
à MM. les Quatre-Ministraux avant d'avoir fait sa visite au gouverneur, M. de Natalis. Celui-ci fut choqué à bon droit de ce manque d'égards,
mais l'affaire n'eût peut-être pas eu de suites fâcheuses, si Mme de Natalis ne fût pas intervenue. Cette femme, au témoignage de Pury, avec de la
hauteur, des prétentions, de l'intrigue et de l'esprit, dirigeait son mari à son gré. Guidée par les conseils de Tribolet, elle le poussa à informer
la cour de Berlin du malencontreux incident. Le roi de Prusse[Le Grand Frédéric, 1740-1786.] irrité, parla si haut aux Etats-Généraux,
que les Hollandais licencièrent nos compagnies pour s'éviter des désagréments.
Cet incident suggère à notre diplomate quelques réflexions piquantes sur le sexe féminin, réflexions qui expliquent pourquoi Samuel de Pury
ne s'est jamais marié et dont nous transcrivons les passages suivants:
Une femme d'esprit et, par cela même, assez aisément tracassière et intrigante, est une dangereuse compagne pour un homme public.
Une femme consultée à propos peut sans doute donner d'excellentes ouvertures par cette pénétration prompte et cette finesse d'attouchement
dont ce sexe est doué par dessus le nôtre. Petits êtres que nous sommes ! nous nous croyons le sexe fort, tandis que celui qu'il nous plait d'appeler
faible nous maîtrise d'autant mieux que nous ne le soupçonnons pas, et peut-être que moi qui conseille ici tout à l'aise, j'aurais été plus guidé que
tout autre par l'impulsion d'une femme, si mon mariage avec Mme de Montmollin s'était consommé, car elle avait non seulement de l'esprit, mais du génie,
avec cette avidité ambitieuse de s'instruire qui trouve trop étroites les bornes ordinaires de la sphère des femmes.
Ici s'arrêtent les Mémoires de Samuel de Pury, qui semble n'avoir déposé la plume qu'à la veille de sa mort, car il mourut l'année suivante, en 1752.
* * *
Figure originale et sympathique, patriote dévoué aux intérêts de son pays, il méritait par ses talents et ses services une place d'honneur
dans le Musée neuchâtelois.
Nous l'avons vu au temps de sa jeunesse, gentilhomme brillant à l'hôtel de Conti et donnant déjà là des gages de sagesse future; dans son
àge mùr, diplomate habile et conseiller écouté; enfin, dans la dernière partie de sa carrière si remplie et si utile, vieillard riche d'expériences
accumulées au cours d'une longue pratique des affaires.
Nous ne savons si nos lecteurs ratifieront notre jugement, mais il nous a semblé, après avoir étudié d'assez près l'importante période de
1707 et des années qui ont précédé et suivi cette date capitale, que Samuel de Pury pouvait être placé dans notre histoire immédiatement
après le chancelier de Montmollin. L'un et l'autre n'ont eu en vue que la prospérité de l'heureuse patrie où Dieu les avait fait naître et ont
déployé pour assurer cette prospérité des capacités politiques peu ordinaires.
Il y a plus, nous aimons à retrouver en eux les traits les plus recommandables de notre individualité Neuchâteloise, traits élevés, il est vrai,
chez ces deux hommes, à une haute puissance: une vue claire, lumineuse parfois, d'une réalité souvent complexe, peu de propension à se
laisser prendre aux apparences, une finesse d'observation qui n'excluait pas une parfaite honnêteté dans le choix des moyens et, par dessus tout,
un amour passionné pour ce petit coin de pays qui est le nôtre.
Nous ne nous séparerons pas de Samuel de Pury sans souhaiter à notre patrie des hommes qui sauront s'inspirer de son exemple et marcher sur ses traces.
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