publié dans le Musée Neuchâtelois 1887, p. 240
S'il est un moment solennel dans l'histoire de notre petit pays , c'est bien ce jour du 3 novembre 1707, où, représenté par les douze juges
du Tribunal des États, il s'est librement donné au prince de son choix.
Ce spectacle, pour modeste que fût le théâtre, n'en a pas moins sa grandeur et une importance considérable pour l'histoire des idées et du
droit public de l'Europe.
Le procès de 1707, comme le dit son éminent historien, M. Paul Jacottet, a inauguré une ère nouvelle : désormais, la
monarchie allait reposer sur le consentement des peuples; les questions de succession et de transmission du pouvoir dans les Etats se régleraient
moins sur les droits des princes que sur les intérêts des sujets.
C'est cette évolution du droit public, dont Neuchâtel en 1707 offre un si remarquable symptôme, qui prête à cette page de nos annales un intérêt général.
Car en cette mémorable année, notre pays a inauguré une ère nouvelle, non seulement dans son histoire, mais dans l'histoire.
Si l'épisode de 1707, réduit aux simples proportions d'un événement neuchàtelois, est d'une importance assez évidente pour justifier l'attention
avec laquelle nos historiens l'ont étudié, d'autre part la signification et la portée plus vaste de cet événement n'ont pas échappé à certains
historiens étrangers, quelque indifférents qu'ils fussent aux affaires de notre ménage intérieur.
D'ailleurs, en histoire et en politique internationale, tout événement a plusieurs faces, qui correspondent aux divers intéréts en jeu.
Neuchâtel trouva son avantage à se donner à la Prusse; mais quel avantage eut la Prusse elle-même à se prévaloir des droits
surannés de Jean de Chàlons, qui dormaient dans l'oubli depuis 250 ans?
Les Neuchâtelois ont, comme peuple sinon comme individus, une haute opinion de leur valeur: aussi, me direz-vous peut-être que l'intérêt de
la Prusse, c'était tout bonnement de nous avoir; qu'elle nous aimait pour nous-mêmes; que le prix d'un tel pays et de tels habitants dispense
de chercher d'autres explications.
Et pourtant, lorsqu'on songe à la ténacité dont Frédéric Ier fit preuve, aux sacrifices de temps et d'argent qu'il a consentis pour nous posséder,
aux démarches secrètes qu'ils a poursuivies durant des années, déjà bien avant la mort de la duchesse de Nemours, pour s'assurer l'avantage de sa succession,
on est vient, même en estimant fort haut le pays de Neuchâtel, à trouver quelque disproportion entre le résultat désiré et les moyens mis en oeuvre.
Valions-nous vraiment tant que cela?
Hélas ! ce que nous avions de précieux au regard du roi de Prusse, ce n'était ni nos incontestables qualités de race, ni notre vignoble dont
les crus sont pourtant dignes des tables royales; c'était notre position géographique.
Le roi de Prusse n'a désiré être maître de Nenchâtel que parce qu'il nourrissait des projets plus lointains, pour l'exécutiuu desquels
Neuchâtel lui était indispensable.
Redevenons modestes: nous n'étions pas un but, nous n'étions qu'un moyen; le moyen, pour Frédérie Ier, d'envahir la Franche-Comté, d'arracher cette province
et la Bourgogne même à la France.
C'est ce que vient de prouver de la manière la plus péremptoire M. Emile Bourgeois, professeur à la Faculté des lettres de Lyon, dans uu livre intitulé:
Neuchâtel et la politique prussienne en Franche-Comté (1702-1713) [Paris, Leroux, 1887, in-8e].
Cet ouvrage est de l'histoire sérieuse, et, comme on la veut aujourd'hui, "documentée".
Mais l'écrivain sait l'art de faire de la science solide sans cesser d'être agréable.
Il a écrit son étude d'après trois sources principales de documents inédits: les archives des affaires étrangères à Paris, les archives de Nenchâtel et celles de Berlin.
Il y a trouvé la triple confirmation de cette vérité: Frédéric Ier, en obtenant la souveraineté de Neuchâtel, voulait profiter de la forte situation de
notre pays pour franchir le Jura et s'établir dans le bassin de la Saône.
- Il nous a paru intéressant pour la Société d'histoire de connaitre par une analyse à la fois aussi exacte et succincte que possible le savant
travail de M. Bourgeois.
I
Neuchâtel, comme l'auteur le montre très bien au début de son exposé, Neuchâtel, situé entre la Franche-Comté et la Suisse, entre le
Rhin et le Rhône, à égale distance de Genève et de Bâle, devait jouer un grand rôle dans la lutte séculaire entre les Latins et les Germains.
Le procès de 1707 n'est qu'un épisode de cette lutte: Le peuple neuchâtelois, dit notre écrivain, dut alors conjurer les
malheurs que sa situation géographique lui préparait: il n'a pas eu d'Histoire.
- Par quoi il faut entendre un rôle international, qui eût fait de nous le champ de bataille ou le chemin de guerre de deux races.
Si quelqu'un avait compris le danger et travaillé à en préserver Neuchâtel, c'est ce profond politique et ce grand patriote appelé le chancelier de
Montmollin: Jamais, s'écrie l'historien lyonnais, qui rend constamment hommage à cet homme d'Etat, jamais politique n'a montré dans la conduite des affaires
extérieures d'un grand pays, plus de sagacité que Montmollin n'en montra alors pour sauver ce petit Etat convoité par la France, tiraillé par les
factions et les prétendants, déchiré par les intrigues.
- Le chancelier, on le sait, ne vécut pas assez pour assister à la consécration de sa sage politique par le dénouement du procès de 1707;
mais il y avait comme assisté par avance, pressentant avec toute clairvoyance supérieure les diverses péripéties de ce petit drame:
la mort de la duchesse de Nemours, les compétitions des prétendants, l'embarras du pays, qui ne saurait auquel d'entre eux se vouer, les dangers, enfin,
des diverses solutions possibles.
C'est en prévision de ces graves conjonctures qu'il avait découvert à Guillaume d'Orange les droits sur Neuchâtel que celui-ci affirma au congrès de Ryswick en 1697.
Malheureusement, Guillaume mourut eu 1702.
Il avait assuré le sort de Neuchâtel en donnant ses droits prétendus à soit neveu, l'électeur de Brandebourg, prince allemand, très allemand dans le sens extensif
et envahissant du mot.
En sorte que Neuchâtel, qui, grâce aux profondes combinaisons de Montmollin, échapperait à ces princes français qu'il appelle si pittoresquement
des "étourneaux en cage", allait ètre en revanche lié aux destinées de la Prusse et courir tous les dangers d'une politique agressive contre la France.
Cette politique, elle fut préparée de longue main.
Dès la mort de Guillaume d'Orange, c'est-à-dire cinq ans avant l'ouverture de la succession de Madame de Nemours, le roi de Prusse se mit à l'oeuvre pour
assurer le triomphe de ses prétentions sur Neuchâtel, quand l'heure viendrait de les faire valoir.
Il engagea en Suisse des agents chargés de suivre cette affaire, les avocats Du Puy et de Normandie, ce dernier avec mission de
rechercher les droits de la maison d'Orange en Bourgogne.
Son ambassadeur à Londres présentait en même temps à la reine Anne un mémoire
insistant sur le devoir de l'Angleterre de procurer à la Prusse Neuchâtel, cette porte de Berne et de la Franche-Comté;
le gouvernement hollandais était habilement gagné aussi à la cause du roi de Prusse, et des démarches analogues étaient faites à Vienne.
Frédéric enfin constitua à Paris un agent chargé de le renseigner sur la santé de Mme de Nemours.
Tout cela, notons-le bien, un mois après la mort de Guillaume d'Orange !
On voit que le roi de Prusse n'avait pas perdu son temps.
L'heure venue d'agir, un homme habile, le comte de Metternich, devait prendre la direction de la campagne, qui ne tendait à rien moins
qu'à recueillir l'héritage de la Maison d'Orange sur les deux revers du Jura, en Suisse et en Franche-Comté, et de s'assurer ainsi une voie
pour pénétrer au coeur de la France. Metternich préparait à ce projet les esprits des Bernois, en s'adressant tout d'abord à leur estomac:
M. de Metternich, écrit d'Affry, après avoir régalé tous ceux du Petit et Grand Conseil de Berne suivant leur rang, commence à les traiter par famille
comme je l'ai appris de la bouche du neveu de M. l'avover de Graffenriedt, dont la famille a déjà été conviée.
Les discours ordinaires que ce ministre tient dans ces repas tendent à faire valoir les prétentions de son maître sur le comté de Neuchâtel, et,
lorsqu'on lui oppose le voisinage de la France, il assure que les alliés ne feront point la paix, qu'on ne cède à l'électeur, son maitre, le canton de
Neuchàtel et la Franche-Comté.
Quand il aura achevé son tour à Berne, il doit aller faire la même manoeuvre à Zurich et ensuite aux cantons catholiques alliés de Neuchâtel.
Cette manière de s'insinuer dans les esprits est très propre à réussir dans les Républiques.
Le chancelier de Montmollin était trop fin pour ne pas pressentir ces desseins si compromettants pour la sécurité de sou pays.
Il s'était bien rallié au roi de Prusse, mais non à ses arrière-pensées, qui allaient juste à l'encontre du plan qu'il avait conçu;
aussi insinua-t-il dès le début que le roi ferait bien d'abandonner ses vues sur la Franche-Comté et lui fit-il présenter un mémoire anonyme demandant
qu'il s'engageât à faire comprendre Neuchâtel, à la prochaine paix, parmi les membres du corps helvétique.
Ces précautions prises pour que Neuchâtel ne subit pas le contre coup d'un conflit, montrent que le clairvoyant chancelier
- "ce vieux renard", comme l'appelait l'avocat Brandt, - démêlait nettement les vues de la Prusse.
A cet égard, Montmollin était en désaccord profond avec les gens de Berne, qui secondaient de tout leur pouvoir les projets du roi et souhaitaient ardemment
le retour de la Franche-Comté â l'Allemagne, au risque de mettre en grave péril le pays de Neuchâtel; ils voulaient tout uniment faire de nous une sorte de
tampon entre eux et la France.
En retour de leur appui, le roi leur promettait d'arrondir leurs frontières, perspective qui ne fut jamais désagréable à personne, pas même aux Seigneurs de Berne.
II
Frédéric Ier, sentant combien maigres étaient ses titres à l'héritage neuchâtelois, cherchait, suivant la spirituelle expression de M. Bourgeois,
à s'en créer à la reconnaissance de ses partisans.
Il ne ménageait ni l'arpent, ni les promesses, pour stimuler le zèle, et, sauf avec Montmollin, il ne réussit pas trop mal.
Quand le vieux chancelier mourut en 1703, le roi dut pousser un soupir de soulagement: c'était un sérieux obstacle de moins;
les Bernois allaient pouvoir intriguer plus librement.
La première chose à faire était naturellement de s'assurer Neuchâtel à tout prix.
C'est à cette fin qu'eut lieu la fameuse entrevue de Bevaix, à laquelle du Puy convoqua chez le banderet Chambrier les partisans bernois et neuchâtelois
de la Prusse, et où Errer de Montmollin, neveu du chancelier, eut le tort de ne réclamer en faveur de sou pays aucune garantie contre les conséquences d'une invasion de la Franche-Comté.
Ici, voilons-nous un peu la face.
Il fut clair en ce moment que si la Prusse voulait réussir, elle ne devait pas lésiner sur les prix, sur les offices et charges qu'elle promettrait en
récompense des services rendus.
A Bevaix on joua cartes sur table: c'était fort bien de faire valoir les moyens de droit; mais on reconnut que la négociation devait jouer
le grand rôle: la négociation, cela signiliait gagner les juges par promesses, pensions et le reste.
Tel est en gros le plan qui fut arrêté.
Au reste, la politique d'alors en usait ainsi partout.
Les Neuchâtelois, d'ailleurs, étaient leurs propres maitres: ils n'entendaient pas se donner gratis.
Les livres des banquiers patio et Calandriui pourraient seuls nous dire, s'ils existaient encore, quelles furent les sommes distribuées dans notre
pays par le trésorier général de Berlin.
Quelques années plus tard, lors du procès, il se trouva même des Neuchàtelois pour recevoir de toutes mains les faveurs des prétendants opposés,
ce qui faisait dire plaisamment à l'ambassadeur d'Angleterre: ils regardent cette affaire comme une moisson pour eux...
Ils sont bien aises du grand nombre des prétendants, afin qu'il y ait d'autant plus à espérer dans les distributions.
Nos pères eussent été moins empressés envers le roi de Prusse, s'ils avaient soupçonné le projet d'invasion de la Franche-Comté qui était le
mobile secret de toute sa politique.
Ce mobile apparait clairement dans les pièces inédites empruntées par M. Bourgeois aux archives prussiennes et à la correspondance, inédite aussi,
de la Chancellerie de Berlin avec les quelques initiés de Neuchàtel.
Par exemple nous voyons qu'en 1705 Emer de Montmollin, chargé de toute la direction de l'affaire, n'ignore rien des projets de Frédéric;
dans une dépêche chiffrée au ministre Wartemberg, il insiste sur la nécessité de prendre la Franche-Comté à la France et d'unir cette province à Neuchâtel;
il réclame même l'envoi par le alliés d'un corps d'armée en Franche-Comté.
Le roi de Prusse cherchait alors à entrainer les Suisses dans la coalition:
si le projet eût reçu son exécution, la Suisse et Neuchâtel en particulier eussent eu l'effroyable malheur d'ètre mêlés à une guerre européenne.
Heureusement Bernois et Neuchàtelois furent assez sages pour refuser de s'associer à cette aventure: ils voulaient bien voir reconstituer entre
eux et la France la barrière franc-comtoise, mais non pas s'y employer eux-mêmes par les armes, au mépris de la neutralité helvétique.
Metternich eut beau faire, beau flatter les Suisses et exhorter à l'action cette "nation de héros", user de toutes les habiletés que révèle son journal
conservé aux archives de Berlin, ne perdre pas un jour de vue celle terre promise de la Franche-Comté et de la Bourgogne : il en fut pour sa peine.
L'ambassadeur de France en Suisse, Puysieux, n'ignorait rien des projets de la Prusse: il surveillait de près les menées de Metternich,
ainsi que cela résulte de sa correspondance avec le ministre des affaires étrangères.
Quant à Louis XIV, il observa, quoi qu'on en ait dit, rare modération de langage, une sagesse d'attitude qui lui fout honneur.
Il se borna à s'adresser au bon sens et à la raison des Suisses pour les détourner du dangereux parti où la Prusse cherchait à les eutraîner.
Il pouvait écrire à la fin de 1707 à son ambassadeur:
Je ne prétends pas troubler le repos de la Suisse ni donner aucune inquiétude aux cantons; il me suffit que mes ennemis soient hors
d'état d'exécuter les projets qu'ils formaient contre les provinces de mon royaume et dont l'exécution leur parraissait assurée par les commodités que
leur fournirait la situation de l'Etat de Neuchâtel... il me suffira d'être assuré contre leurs desseins par une neutralité que tous les Cantons suisses
me garantiront.
Tels étaient l'étal des choses et la sitnatiun des esprits, lorsque survint, le 16 juin 1707, le décès, depuis longtemps attendu, de la duchesse de Nemour.
III
Le procès, que le Tribunal neuchâtelois eut à juger est au fond celui de la suprématie européenne entre la France et l'Allemagne.
Le malheur de la France alors fut d'être trop richement représentée par une nuée de prétendants qui, au lieu de s'unir, se démolissaient les uns
les autres et perdaient leur cause par leurs rivalités.
Cette histoire est assez connue pour que je me dispense d'insister.
Ici encore, on le sait, les Neuchâtelois ne furent pas des modéles d'incorruptibilité et se montrèrent bons Suisses, si le proverbe est vrai qui dit:
"Point d'argent, point de Suisse." Quant aux Prussiens, ils n'étaient larges qu'à bon escient:
L'argent, écrivait le ministre Wartemberg à un bailli bernois, ne nous manquera pas au jour de l'ouverture et le roi en aura autant de prêt
qu'il en faut pour qu'aucun des autres prétendants ne puisse l'emporter par-dessus nous par ce moyen.
On donnera des billets payables en cas de succès jusqu'à une somme fort considérable...
Car je vous avoue que si nous devons donner de l'argent, nous sommes gens à ne pas vouloir tirer la poudre aux moineaux.
Il fallait, en effet, "gagner les juges", plutôt encore que "les convaincre".
Les fonctionnaires du pays avaient, il est vrai, tous prêté serment de ne recevoir aucun présent, aucune faveur.
Serment bien mal gardé, dit le grand Osterwald dans son journal.
Chaque jour, grâce à ces moyens efficaces, les chances du roi de Prusse se dessinaient, et l'on comprend le dépit et l'anxiété de Louis XIV, qui,
n'ignorant rien des projets inavoués de la Prusse contre son royaume, voyait approcher sûrement l'heure où elle serait à même de les exécuter.
De là les plaintes et les menaces de son ambassadeur, que les précédents historiens ont trop sévèrement jugées, parce qu'ils ignoraient ce qu'aujourd'hui nous savons.
Sans violer la neutralité suisse, Louis XIV prétendait qu'elle ne fût pas violée à ses dépens.
On sait les phases et le dénouement du procès.
Quels qu'aient été les moyens de séduction employés par la Prusse, cette page de notre histoire n'en conserve pas moins sa grandeur.
M. Bourgeois l'apprécie en excellents termes, qui, sous la plume d'un étranger, ont pour nous d'autant plus de poids:
Toute cette comédie judiciaire, politique, religieuse, avait cependant un sens profondément sérieux et une portée considérable:
avec des formes surannées, sur un théâtre restreint, venait de s'accomplir une révolution qui modifiait, comme les événements de 1688 en Angleterre,
l'ancien droit public de l'Europe. Un peuple, menacé du sort que faisait aux peuples du moyen âge la confusion de la propriété et de la souveraineté,
avait revendiqué sa souveraineté et s'était librement donné a la Prusse par un contrat constitutionnel.
Il s'était fait lui-même juge de ceux qui prétendaient à le gouverner, et avait considéré ses intérêts plutôt que leurs droits.
Il avait fait ses conditions: il n'avait pas subi celles d'un testament, d'un tribunal étranger.
C'était là le véritable sens de l'échec qu'avait subi le prince de Conti, et avec lui l'influence française à Neuchâtel...
La Suisse échappait à la France, comme l'Angleterre, par la puissance d'un droit nouveau.
Il est intéressant de recueillir les déclarations que faisait alors le pasteur Ancillon, envoyé du roi de Prusse à Neuchâtel, dans ses lettres
au théologien genevois Turrettini, récemment publiées :« Que dites-vous, écrivait-il au début du procès, des avantages que le roi veut faire
à Neuchâtel ? Y aura-t-il peuple au monde plus heureux que le peuple de ce petit Etat, si ceux qui le gouvernent font justice à Sa Majesté ?»
- Nous savons maintenant de quel bonheur nous étions menacés, si le projet royal eût reçu sa pleine exécution. - Il n'est pas moins piquant
d'entendre Ancillon déclarer qu'il reconnait le doigt de Dieu dans les progrès que fait la cause de son maitre.
Et lorsqu'il lui rendit compte de sa mission, si heureusement terminée, le roi lui dit :« Croyez-moi Monsieur Ancillon, je vous assure que le
principal sujet de ma joie de mes heureux succès à Neuchàtel, c'est que le chandelier de notre sainte religion y est affermi pour toujours !» -
« Peut-on des sentiments plus chrétiens !» s'écrie naïvement Ancillon, qui a pris pour bonnes les paroles royales.
Nous allons voir quelle en était la sincérité.
IV
En recevant le sceptre de Neuchâtel, M. de Metternich avait juré au nom de son maître qu'il ne ferait jamais rien par le moyen de 1'Etat
de Neuchâtel qui fùt contraire aux engagements et à la neutralité du dit État.
Cela se passait le 3 novembre. Or - tels sont les diplomates, et souvent, hélas ! les hommes en général !- le 22 novembre déjà le roi
se mettait en devoir de réaliser la seconde et la plus importante partie de son plan; il adressait à son ministre cette lettre absolument limpide:
Dans les délibérations qui se font en Hollande actuellement au sujet de la prochaine campagne, on a mis sur le tapis la question de savoir s'il ne faudrait
pas, maintenant que l'affaire de Neuchâtel s'est terminée pour nous d'une manière heureuse, se préoccuper de faire comme un plan des moyens à
employer pour tenter, d'accord avec le canton de Berne, avec les troupes que commande le prince de Savoie, une invasion en Franche-Comté...
C'est ainsi que, trois semaines après leur serment solennel, le roi et son ministre s'entretenaient de leurs projets, et étudiaient les moyens
de franchir le Jura, au risque d'attirer sur notre pays de cruelles représailles
«- Ce sont là jeux de princes !» - Louis XIV, averti par ses agents de ce qui le menaçait, dirigeait des troupes sur la Franche-Comté
et sur Neuchâtel, qu'il se proposait de mettre sous la garde des cantons jusqu'à la paix générale.
La conflagration était imminente, et le petit drame tragi-comique de 1707 semblait n'avoir été qu'un lever de rideau.
Tant il est vrai que le roi de Prusse, en acquérant Neuchâtel, n'avait point simplement cédé à une coûteuse fantaisie et à un désir irréfléchi
d'augmenter son territoire d'une principauté minuscule, mais qu'il rêvait d'obtenir beaucoup plus que la réalité ne lui donna.
Nous allons voir, en effet, après les patients préparatifs que nous avons racontés, les tentatives d'exécution, puis l'échec de son ambitieux projet.
Aux déclarations menaçantes et même belliqueuses de Louis XIV, dans le commencement de 1708, le Conseil d'Etat de Neuchâtel comprit l'étendue du danger
et s'empressa de répondre que les Neuchâtelois s'opposeraient à toute entreprise contre la Bourgogne par leur territoire.
Puis notre gouvernement adressa à M. de Metternich des remontrances auxquelles celui-ci dut répondre en ternes rassurants, sous peine de
démentir son propre serment.
On sait que bientôt la Diète de Baden écarta les menaces de guerre et que le traité d'Aarau fut la consécration de la sage et prévoyante politique du
chancelier de Montmollin. « Ce résultat heureux, dit avec raison M. Bourgeois, était la récompense légitime du patriotisme et de l'habileté des Neuchâtelois.
» Car ce traité subordonnait implicitement la neutralité suisse à l'abandon des desseins formés par le roi de Prusse depuis de longues années.
La porte de Suisse était donc fermée aux alliés pour entrer en France.
Il leur restait la trouée de Belfort.
Et, en effet, deux mois après l'échec d'Aarau, la politique allemande se tournait de ce côté et formait le dessein d'envahir la Franche-Comté par la Haute-Alsace.
L'entreprise se fit au mois d'août 1709, et les Allemands furent repoussés.
C'était le second échec. On commence à comprendre le mot du roi de Prusse sur ce pays de Neuchâtel, qui, disait-il, « nous coùte si cher et nous rapporte
si peu ». - Il avait décidément fait une mauvaise affaire.
Où les armes n'avaient pu réussir, la diplomatie pouvait être plus heureuse.
Le plénipotentiaire prussien Schmettau saisit l'occasion des conférences en vue de la paix à La Haye, en 1709, pour affirmer les espérances politiques de
Frédéric Ier.
Le mémoire qu'il présenta sur la Franche-Comté et que reproduit M. Bourggeois, est un document d'une haute importance, qui a jusqu'ici échappé à l'histoire:
il s'agit de reprendre à la France, avec l'appui des alliés, les conquêtes du traité de Nimègue, et en même temps d'assurer à la Prusse sa place en Europe
à côté des Etats souverains.
Dans ce curieux mémoire, la Prusse montre le bout de l'oreille par des phrases comme celle-ci, qui, pour nous, est capitale:
« Les comtés de Neuchâtel et Valangin deviendraient bientôt inutiles à Sa Majesté, si leurs plus proches voisins à l'occident demeurent à la France. »
L'exposé prussien se termine par un appel au démemhrement et au partage de la France.
Mais il arriva que l'Autriche, qui sentait sa prééminence menacée par le jeune royaume de Prusse, refusa de donner suite à ces propositions;
il en fut de même de l'Angleterre.
La Prusse échouait donc autour du tapis vert comme sur le champ de bataille d'Alsace.
Dès lors, Frédéric renonça à la Franche-Comté, ce mirage en vain poursuivi, et chercha des compensations ailleurs.
Ses successeurs les obtinrent :« La Poméranie, remarque M. Bourgeois, valait bien la Franche-Conté. »
N'ayant pu démembrer la France, la Prusse démembrait la Suède.
« Neuchâtel, disait récemment M. Alfred Baubaud dans la Revue bleue, est resté là comme la pile d'un pont qui n'a pu être construit;
.... comme une énigme dont on avait perdu le mot, comme une clef qui n'allait à aucune porte, comme un clou auquel on ne voyait plus rien à accrocher. »
N'importe: avoir conquis Neuchâtel comme un simple moyen d'avoir mieux, et se retrouver Gros-Jean comme devant, avec cette inutile
petite principauté, c'était vexant.
Aussi les rois de Prusse ont-ils sérieusement songé dans la suite à se défaire de nous.
M. Bourgeois cite à cet égard un texte capital, un mémoire inédit trouvé dans les papiers de Conti:
il en résulte que le roi, qui avait déjà offert, lors du traité d'Utrecht, de céder ses droits sur Neuchâtel contre Limbourg et
le pays de Clèves, n'était pas fort éloigné, en 1717, de laisser au prince de Conti l'honneur de devenir prince de Neuchâtel.
Dix ans après la fameuse sentence, les agents du prétendant français intriguaient encore à Neuchâtel dans ce but.
Le roi finit par se résigner à nous conserver, et vraiment il n'eut pas trop à le regretter: la Principauté lui a donné de bons soldats,
de bons diplomates, de bons serviteurs de toute sorte, et lui a certainement coûté moins de peine à conserver qu'à acquérir.
Pendant un siècle et demi, les Neuchâtelois, maîtres chez eux comme ils l'étaient, avant 1707,
de temps immémorial, n'ont été Prussiens qu'autant qu'ils le voulaient bien et ont épargné à leur prince, en se gouvernant eux-mêmes, les
soucis d'un pouvoir dont leur mauvaise tête eût pu rendre l'exercice amer.
Quand vint l'orage de 1848, le roi de Prusse ne fit pas beaucoup de façons pour nous laisser courir à nos nouvelles destinées: ses partisans
trouvèrent même qu'il en faisait trop peu.
Ce facile abandon s'explique peut-être mieux lorsqu'on a compris dans quel but la Prusse avait tenu à nous posséder et combien elle a été déçue
dans les vastes espérances qu'elle fondait sur nous.
En revanche, nous n'avons rien à regretter, et le chancelier de Montmollin, ce premier de nos hommes d'État, pourrait contempler son
oeuvre avec satisfaction: son génie politique a assuré plus d'un siècle
de paix et de bonheur à ce pays de Neuchâtel, qu'en son langage d'une touchante et paternelle tendresse il appelle si souvent « ce pauvre petit
Etat ».
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