Le chancelier de Montmollin

1628-1703

 publié dans le Musée Neuchâtelois 1894, p. 76, 101, 125

Henri II, duc d'Orléan Longueville, 1595-1663

Le Musée neuchâtelois a publié mi 1891 des fragments des Mémoires de Samuel de Pury, conseiller d'Etat et l'un des partisans les plus considérables du prince de Conti. nous croyons qu'il ne serait pas hors de propos de raviver dans la mémoire des Neuchâtelois le souvenir du chancelier de Montmollin, qui défendait de tout autres intérêts politiques et dont l'influence sur les destinées de notre pays a été si grande que, pendant un siècle et demi, celui-ci a gravité dans l'orbite que le chancelier lui avait tracée dans sa haute sagesse politique.

I

On a remarqué que le caractère d'un peuple semble, à certaines époques de la vie de ce peuple et par des causes qui nous échappent, se concentrer dans un personnage privilégié qui réunit en sa personne et à une haute puissance, les éléments essentiels, intellectuels et moraux, qui constituent la physionomie de la nation à laquelle il appartient. La France a reconnu son représentant au seizième siècle dans la personne de ce roi qui réunissait à la bravoure militaire une rare séduction de manières, deux qualités qu'on n'a jamais contestées à la nation française. C'est ce qui explique la popularité d'Henri IV et le souvenir reconnaissant que les Français lui ont conservé.

Au dix-huitième siècle, elle s'est reconnue dans Voltaire qui, par les ressources inépuisables de son esprit et par son activité prodigieuse, a exercé sur ses contemporains une influence telle que son siècle s'est appelé de son nom, plutôt que de celui du roi qui occupait alors le trône de France.

En Angleterre, un peu plus lard, nous trouvons un grand homme d'Etat, Pitt, qui, dans sa lutte corps à corps contre Napoléon, seul en Europe ne courbe pas la tête devant le conquérant du monde, et réunit en sa personne toutes les qualités solides et toutes les énergies du peuple anglais dont il est le plus noble représentant.

La mention de ce grand homme d'Etat m'amène à notre homme d'Etat, le chancelier de Montmollin, qui fera l'objet de cette étude.

Lui aussi, comme les grands hommes dont je viens de rappeler le souvenir, a, dans des limites plus restreintes et sur un théâtre infiniment plus modeste, représenté avec honneur notre caractère national, tel qu'il était au dix-septième siècle. Les traits essentiels de ce caractère, qui n'a pas tellement varié dans le cours des âges, qu'on ne puisse eu retrouver quelques-uns chez les Neuchâtelois de nos jours, ces traits étaient l'attachement, un attachement passionné au pays natal, aux institutions de ce petit pays, un amour ardent pour la liberté telle qu'on la concevait alors, une droiture inflexible dans les intentions, une certaine apreté dans la revendication de son droit, une mémoire également fidéle des bienfaits et des injures, un esprit clairvoyant et singulièrement ouvert aux choses du domaine politique, enfin, et en ceci le chancelier sort de marge, des capacités de gouvernement comme elles échurent à peu de Neuchâtelois après lui, ou, pour dire le fond de notre pensée, comme elles n'échurent à aucun de ses compatriotes après lui [Ce jugement est confirmé en ces termes par M. Emile Bourgeois, auteur de Neuchâtel et la politique prussienne en Franch-Comté de 1702 à 1713: jamais politique n'a montré dans la conduite des affaires extérieures d'un grand pays plus de sagacité que Montmollin n'en montra alors pour sauver ce petit Etat.].

Pour introduire quelque clarté dans cette monographie, nous ferons d'abord la biographie de Georges de Montmollin; nous apprécierons ensuite son rôle politique dans les affaires purement neuchâteloises et dans les relations de notre pays avec la Confédération suisse, et nous terminerons notre étude par un jugement sur Montmollin écrivain, tel qu'il se révèle à nous en cette qualité dans ses Mémoires.

Nous avons eu le privilège de consulter dans les archives de la famille de Montmollin ce qui avait trait au chancelier, et nous exprimons a qui de droit notre reconnaissance.

II

La famille de Montmollin est l'une des plus anciennes de notre pays, une de celles qui ont fourni à l'État le plus grand nombre d'hommes distingués soit dans la magistrature, soit dans l'armée, et qui, au milieu des divisions politiques les plus profondes, ont su conserver une popularité justement méritée.

Une tradition de famille les fait descendre d'émigrants albigeois, mais comme cette tradition ne repose sur aucune preuve positive, sur aucun document authentique, nous ne la mentionnons que pour mémoire.

Georges de Montmollin, né en 1628, était, fils de Jonas, receveur de Valangin, et de Marguerite Petitpierre, femme énergique et capable qui perdit de bonne heure son mari et dut se consacrer entièrement à l'éducations de sa jeune famille: cinq fils et une fille. S'il est vrai que la manière plus ou moins brillante de fournir une carrière dépend dans une large mesure de l'éducation première, on ne peut que rendre à dame Marguerite de Montmollin le témoignage qu'elle fut une femme de tête, car plus tard nous retrouvons ses enfants dans des positions supérieures ou au moins fort honorables: Guillaume est doyen de la Vénérable Classe des pasteurs; Jean, trésorier-général et conseiller d'Etat; Henri, receveur de Valangin: Jonas, receveur de Colombier; enfin Georges, successivement receveur de Valangin, procureur-général et chancelier, titre sous lequel il a passé à la postérité.

Nous n'avons pas à nous occuper des frères du chancelier; qu'il nous suffise de rappeler que Jean fut le père de cet Emer qui joua aux prétendants français, à la Borcarderie, le tour plaisant mais cruel que nous avons raconté dans le numéro de juin 1891 du Musée neuchâtelois. C'est cet Emer de Montmollin qui, au dire d'Emile Bourgeois [Neuchâtel et la politique prussienne, etc, p. 49.], semble avoir été toujours très besogneux et très avide. Il eut pour fils Frédéric-Guillaume de Montmollin qui, pasteur de Môtiers, eut avec Jean-Jacques Rousseau les démélés fâcheux que l'on sait.

III

Georges de Montmollin avait treize an lorsqu'il perdit son père. Sa mère le plaça en pension chez un pasteur neuchâtelois, probablement chez son parent, Jacques Osterwald, pasteur de Cornaux (de 1638-1643) [voir Messager boîteux de 1850, biographie anonyme.].

Après avoir fait au presbytère de Cornaux ses premères études, il alla les compléter à Bâle, ne se doutant guère que, plus tard, il entretiendrait des relations d'amitié avec le bourgmestre de cette ville, Wettstein, l'habile diplomate suisse qui s'employa si utilement pour son pays lors des négociations qui amenèrent la paix de Westphalie [Chacun sait que ce fut alors (1648) que la séparation de la Suisse d'avec 1'Empire fut consacrée définitivement.]. Ses études gymnasiales terminées, Georges de Montmollin partit pour Orange, où il fit sa philosophie sous la direction du professeur Derodon [Derodon, né à Die en 1600, fut un professeur distingué et un controversiste de grand talent. Il professa à Orange et à Nîmes: ayant deux fois changé de religion il fut détesté et redouté des protestants et des catholiques. Ses principaux ouvrages sont la Logique, la Métaphysique, De l'existence de Dieu,: sa force de dialectique était si grande, qu'on raconte qu'un professeur qui ne le connaissait pas, discutant avec lui et frappé de la force de ses raisonnements, lui dit: Es Diabolus aut Derodo (Tu es le Diable ou Derodon)]. Il était âgé de vingt ans lorsqu'il se fit inscrire au rôle des étudiants réguliers de la faculté de droit d'Orléans, et telles étaient ses capacités intellectuelles et sa force de travail, qu'à vingt-un ans il était reçu docteur utrius que juris (de droit civil et de droit canonique). Non content de cette distinction universitaire, il séjourna quelque temps à Paris, séjour qui fut aussi profitable à son développement intellectuel qu'on pouvait s'y attendre d'un étudiant aussi amoureux du savoir que l'était Georges de Montmollin.

Nous avons une preuve de son amour pour l'étude dans le fait suivant. Il nous est tombé entre les mains un petit volume qui accompagna Montmollin dans les diverses étapes scientifiques que nous venons de rappeler et où nous avons pu voir ce qu'était alors le jeune étudiant neuchâtelois: un élève selon le coeur de ses professeurs, qui tous ont tenu à écrire leurs voeux dans ce volume et à lui donner quelques conseils; un étudiant aimé de ses condisciples qui, eux aussi, ont voulu lui témoigner leur affection. Mais ce qui nous a le plus frappé, c'est la devise qui se trouve en tête du volume. Elle est en latin, suivant l'usage du temps, et revient à dire: Il n'y a pas de jouissance supérieure à celle de connaitre (Nihil est dulcius quam scire). Or, lorsqu'un jeune étudiant, à son entrée dans la carrière des lettres ou des sciences, a choisi cette devise entre toutes, on peut étre sûr de lui et de son avenir, et si, par heureuse rencontre, il est servi par une intelligence comme celle que révéla plus tard l'activité du chancelier, on peut s'attendre à ce que son nom ne s'éteindra pas avec lui.

Peu de temps après son retour au pays, il épousa, en 1651, soit à l'âge de vingt-trois ans, Elisabeth Guy, qui lui apporta une fortune considérable.

Comme il appartenait à l'une de ces familles qui dirigeaient alors l'Etat, il entra bien vite dans le Conseil des quarante hommes, autorité remplacée de nos jours par le Conseil général de la Commune, mais jouissant vis-à-vis de l'État d'une autonomie plus grande que l'administration actuelle de la Ville.

L'auteur de la biographie de Montmollin dans le Messager boiteux de 1850 nous dit que Georges de Montmollin parvint, malgré l'ardente opposition des intéressés, à faire passer une motion tendant à réduire de 100 écus à 40 l'émolument attaché aux charges de maître-bourgeois et de banneret. La proposition passa, la réduction eut lieu, mais l'auteur insinue que les collègues du jeune novateur profitèrent pour se défaire momentanément de lui, de la demande que fit Berne d'un contingent pour soumettre les paysans révoltés. Montmollin fut envoyé avec son ami Sigismond de Tribolet.

Qu'y a-t-il de vrai dans cette historiette des 40 écus! Ce qui est vrai, c'est que lorsque Montmollin eut disparu de la scène politique, l'ancien émolument fut rétabli.

Il fit donc partie du contingent que Neuchâtel, en vertu de son traité de combourgeoisie avec Berne, envoya pour renforcer les troupes de la fière république. Plus politique que utilitaire, Montmollin se borne à nous citer le fait et ne s'y arrète que pour relever le trait de courage de son compatriote, Sigismond de Triholet, qui avait saisi à bras le corps le chef des révoltés, Leuenberg, et l'avait terrassé, ce qui lui valut l'honneur d'être mis au rang des sauveurs de la république.

Après avoir exercé quelque temps la charge de receveur à Valangin, Montmollin fut appelé aux fonctions bien autrement importantes de procureur-général.

En quoi consistaient au juste ces fonctions? Nous aurions été fort embarrassé de le dire, et beaucoup d'autres avec nous, si M. Maurice Tripet, assisté de M. Max Diacon, n'avait eu l'excellente idée de publier, in extenso, le Mémoire que le Conseil d'État adressa en 1806 à M. de Lespérut, gouverneur de la principauté au nom du prince Berthier, afin d'instruire ce dernier sur les institutions politiques du petit pays qui venait de lui échoir par la grâce du tout-puissant Empereur [Ce travail, qui a paru d'abord en feuilleton dans le Messager du Vignoble, a été publié en brochure en 1893. Il est intitulé: Exposé de la Constitution de la Principauté de Neuchâtel et Valangin, dressé en 1806 et publié d'après les documents originaux, par Maurice Tripet. Nous voudrions voir cet opuscule dans les mains de tous ceux qui s'intéressent à notre histoire.]:

Le Procureur-Général est l'homme du Prince; il veille à la conservation de son autorité et de ses droits honorifiques et utiles. Il n'est donc aucune question de droit public, aucune partie de l'administration qu'il ne soit appelé â examiner et à surveiller. Membre de la Chambre des comptes qui règle les finances de l'État, il fait partie des Trois-Etats où il propose les nouvelles lois, et proteste contre tout ce qui blesse les intérêts du Souverain, la Constitution de l'Etat et les bonnes moeurs.

Place du marché à Neuchâtel, vers 1830 Le Procureur-Général et le Commissaire-général sont appelés les gens du Prince... Seul ou avec l'Avocat-Général il instruit les procès qui ont pour objet les intérêts du Souverain, le maintien de ses droits, et la punition de ceux qui les blessent.

Nous avons omis quelques attributions d'importance secondaire, persuadé que ce que nous avons dit de cette charge suffit très amplement à en faire ressortir l'importance. Montmollin n'avait que vingt-sept ans lorsqu'il en fut revêtu (1655)

Il était donc l'homme du prince, et cette particularité nous explique le rôle important qu'il joua deux ans plus tard, lors du séjour que fit le prince Henri II dans sa principauté en 1657. Quarante ans auparavant, le prince, très jeune encore et sous la tutelle de sa mère, avait déjà fait une apparition qui avait eu une fin piteuse. Sa mère, Marie de Gonzague, princesse italienne, fausse, vindicative et bigote, avait voulu, sous prétexte de tolérance religieuse, réinstaller l'ancien culte aboli à Neuchâtel en 1530, et s'était attirée la verte semonce du maitre-bourgeois: « Si vous ne voulez pas cesser de faire chanter la messe au château, nous demanderons des troupes à Messieurs de Berne pour vous en empêcher.

On s'était séparé assez mécontents les uns des autres; mais Henri II, assagi par la vie, fut tout autre en 1657.

Pendant tout le temps que ce prince passa dans sa principauté, il fut avec Montmollin dans les relations les plus intimes et les plus suivies, le prenant pour son conseiller de tous les instants et se faisant expliquer par lui toutes les particularités de notre ménage politique assez compliqué. C'est Montmollin qui nous l'apprend et nous pouvons l'en croire, car rien n'était plus étranger que la jactance à sa noble et saine nature. D'ailleurs Henri II eût-il pu trouver meilleur conseiller que ce patriote clairvoyant et dévoué plus que personne aux intérêts politiques de son cher pays ?

Montmollin nous a laissé de ce séjour d'Henri II une relation charmante dont je veux citer un passage, ne fut-ce que pour l'instruction de nos jeunes lecteurs, afin qu'ils s'intéressent plus qu'ils ne le font à notre passé national :

Le jour de sa fête échéant au 13 juillet, la ville résolut de la célébrer par autant de réjouissances publiques qu'on pourrait en imaginer et pria très humblement le prince d'accepter un repas avec toute sa suite, ce qu'il agréa de grand coeur. Il fut servi par six membres du conseil des vingt-quatre et par douze de celui des quarante. En se mettant à table, il voulut avoir à sa droite le maitre-bourgeois en chef et à sa gauche le banderet, ne cessant d'adresser des paroles d'affection aux uns et aux autres du conseil, les appelant par leur nom qu'il avait pris soin d'apprendre et devisant de la chose publique avec bonne intelligence, voire des grands débats de 1618. En ma première jeunesse, leur dit-il, je vous ai fait bien du chagrin; les enfants ne savent ce qu'ils font, il faut le leur pardonner

On n'avait rien épargné pour rendre le festin splendide, de quoi le prince semblait fâché, disant: Mes amis, pourquoi ce grand régal ? Mieux valait collationner comme bons Suisses; du fromage avec vous autres me régalerait plus qu'ortolans avec des princes.

Remarquant certains messieurs de sa suite, badins et de joyeuse humeur, se chuchottant comme par moquerie, alors qu'on apportait les grands vases pour boire la santé du prince, il éleva la voix bien fort, toutefois sans fâcherie, et dit: C'est ici la table de la grande famille où ne sont admis que les enfants de la maison, assavoir nous autres bourgeois et frères, sauf par grande faveur faite à quelques-uns du dehors comme il se voit aujourd'hui.

En disant ces dernières paroles, il regarda fixement certains seigneurs de sa suite, et posant sa main droite sur l'épaule du maitre-bourgeois en chef, il ajouta: Voici le chef et père de la grande famille: nous lui devons tous honneur et respect, moi le premier pour être en bon exemple à ceux qui ne connaissent assez ces choses...

Il demanda la bannière qu'il voyait flotter au dehors des fenètres; le banderet la lui présenta; alors le prince s'appuyant dessus et manifestant qu'il voulait parler, il se fit un grand silence: Je suis vieux, dit-il, et mes fils sont bien jeunes; je les mets sous la garde et protection de cette bandière; mes amis, je vous recommande mes enfants et si je quitte bientôt ce monde, servez-leur de pères en leur jeunesse, afin qu'ils soient un jour de bons et sages princes, à votre gré. Mes amis, vous ferez ce que je vous demande, car vous m'aimez, je le sais bien.

Le prince ayant prononcé ces paroles d'une voix toute affectueuse et avec attendrissement de coeur, tous les assistants, en larmes d'admiration et d'amour, s'écrièrent, répétant les paroles touchantes du maitre-bourgeois en chef: Monseigneur, Monseigneur, nos corps, biens et vies sont à vous et aux vôtres à toujours.

Certes, il faut avoir vu ces choses pour pouvoir s'en faire une juste idée; car comment décrire ce touchant murmure de voix confuses, éloquent langage des coeurs pénétrés de respect, tendresse et gratitude. Je remarquai que les plus badins et bouffons d'entre les susdits seigneurs français semblaient émerveillés et pleuraient comme nous, voire un peu plus. Certain est-il que si les princes de la terre assistaient une seule fois en leur vie à pareille fête, ils ne pourraient être à meilleure école et en vaudraient davantage; car c'est miracle si sur dix souverains il s'en trouve un seulement qui sache que la légitime autorité d'un prince sur ses sujets n'est autre chose que celle d'un bon père sur ses enfants.....

Qui pourrait oublier un tel tableau, après l'avoir contemplé une seule fois: Il n'y a aucune exagération à dire que Montmollin s'y montre l'émule de Saint-Simon par sa peinture si frappante et si vraie du caractère du prince et par les détails pittoresques et précis qu'il nous donne de la scène qu'il fait passer devant nos veux. Il y a bien des traits du caractère de Henri IV dans ce prince de Neuchâtel qui, par la séduction de ses manières et la grâce de ses paroles, arrache des larmes à tous ces conseillers de ville et à Montmollin lui-même, ce qui ne devait pas être facile, vu l'empire sur lui-même qui distinguait cet homme d'État. Et ces tables abondamment chargées, et ces grands vases de la Bourgeoisie ! Tous ces détails reprennent vie sous nos yeux et nous reportent aux temps de la large hospitalité de Messieurs des Ligues.

Mais, où il est bien l'émule du grand historien français, c'est lorsqu'il étudie le jeu des physionomies et qu'il y surprend des sentiments qui l'indignent. Il eût valu la peine de saisir au passage les regards chargés d'orage que le procureur-général lançait à ces seignueurs français badins et boufons (quelles délicieuses épithètes !). On y eût démêlé le mépris que lui inspirait un oubli si total des convenances de la part d'étrangers invités par faveur à une fête de famille; on y eût vu surtout l'expression de ce patriotisme facilement ombrageux, particulier aux habitants d'un petit pays qui croient que leurs puissants voisins n'ont pas pour eux tous les égards qu'ils seraient en droit d'en attendre.

C'est à cette époque-là (1657) que Montmollin fut anobli, ainsi que ses quatre frères Guillaume, Jean, Henri et, Jonas.

En 1661, le prince de Neuchâtel voulant témoigner à Montmollin l'estime en laquelle il le tenait et le mettre mieux à même de déployer ses hautes capacités politiques, l'éleva à la charge de chancelier. Ici encore, nous sommes obligé de recourir à l'Exposé de la Constitution dont nous avons parlé plus haut, afin de donner à nos lecteurs un aperçu aussi clair que complet des attributions de cette charge qui a disparu de nos institutions politiques:

Le Chancelier est chargé de la correspondance extérieure du Conseil d'Etat et, suivant l'importance des dépêches, il en soumet les projets au Conseil ou les fait expédier de son chef.

Il rédige et signe tous les brevets qui émanent du Conseil, il rédige tous les mandements, règlements et déclarations du Conseil, à qui il doit les soumettre avant leur promulgation.

Il surveille la rédaction des arrêts du Conseil; l'expédition et l'enregistrement des dits arrêts, ainsi que les déclarations et Jugements des Trois-Etats sont aussi sous son inspection.

Il est notaire du prince et stipule en cette qualité tous les actes publics où le prince agit comme partie contractante.

Il est chef des notaires de l'État. C'est à son examen que les postulants au notariat sont renvoyés par le Conseil et c'est sur son rapport qu'ils sont admis ou rejetés. Il surveille leurs stipulations et enregistrements.

Par une suite de la nature de ces fonctions, le Chancelier est toujours conseiller d'État, membre ordinaire de la Chambre des comptes et des Commissions féodales. Il a son siège aux Trois-États.

Le chancelier n'avait, dans la hiérarchie administrative, personne au-dessus de lui, à l'exception du gouverneur. Or, l'Exposé de la Constitution nous apprend que les attributions de ce haut magistrat n'étaient pas clairement délimitées. Avec les hommes de la portée intellectuelle du chancelier, les distances sont vite franchies, les affaires vont tout naturellement à ceux qui savent les traiter, et lorsqu'en 1679 la duchesse de Nemours destitua le chancelier en compagnie du gouverneur d'Affry, elle expliqua cette mesure rigoureuse en disant: J'avais un gouverneur qui n'avait pas d'esprit, et un chancelier qui faisait tout.

Mais n'anticipons pas.

Montmollin était en charge depuis près de deux ans, lorsque le duc de Longueville mourut, le 11 mai 1663. Il avait eu d'un premier mariage la princesse connue dans notre pays sous le nom de Mme de Nemours, et avait épousé en secondes noces Anne-Geneviève de Bourbon, soeur du grand Condé et du prince de Conti.

Le philosophe Victor Cousin a consacré deux gros volumes à la biographie de cette princesse, une des femmes les plus belles de la cour de France, une héroïne de la Fronde, bien connue par le culte passionné que lui voua LaRochefoucault, l'auteur des Maximes. L'enthousiasme juvénile avec lequel le fameux chef de l'école éclectique décrit les avantages extérieurs et les charmes de la conversation d'Anne-Geneviève de Bourbon, a pu faire sourire bien des lecteurs et lui a valu d'un critique malicieux le surnom d'amoureux posthume, mais cet enthousiasme est partagé de point en point par notre chancelier, et le témoignage de ce dernier a d'autant plus de prix que le tour de son esprit, dirigé presque exclusivement vers les préoccupations de la politique, ne lui laissait pas le temps de s'arrêter aux questions de ce genre.
Elle était assez grande et d'une taille admirable. L'embonpoint et ses avantages ne lui manquaient pas. Elle possédait ce genre d'attraits qu'on prisait si fort au XVIIème siècle et qui, avec de belles mains, avait fait la réputation d'Anne d'Autriche. Ses yeux étaient du bleu le plus tendre. Des cheveux d'un blond cendré de la dernière finesse, descendant en boucles abondantes, ornaient l'ovale gracieux de son visage et inondaient d'admirables épaules, très découvertes, selon la mode du temps. Voilà le fond d'une vraie beauté. Ajoutez-y un teint que sa blancheur, sa délicatesse et son éclat tempéré ont fait appeler un teint de perle. Ce teint charmant prenait toutes les nuances des sentiments qui traversaient son âme. Mais le charme qui lui était propre était un abandon plein de grâce, une langueur qui avait des réveils brillants, quand la passion la saisissait, mais qui, dans l'habitude de la vie, lui donnait un air d'indolence et de nonchalance aristocratique, qu'on prenait quelquefois pour de l'ennui, quelquefois pour du dédain.
Mme de Maintenon, qui ne la connut que bien tard, lorsque l'âge avait appesanti sur elle sa lourde main, l'appelle la plus spirituelle femme de son temps et belle comme un ange.
V. Cousin, Mme de Longuevillc, p. 6-7.

La mort du prince imposa de nouveaux devoirs au chancelier.

Il est bien permis d'admettre que jusqu'au moment de cette mort, qui fut un malheur pour le pays à cause des événements qui en furent les conséquences naturelles, le chancelier n'eut pas l'occasion de donner toute la mesure de ses capacités gouvernementales et administratives. La paix avait régné de Dan à Berséba; à partir de ce moment-là, un nouveau champ d'activité s'ouvrit devant lui, champ où il peina pendant seize années, jusqu'à la mort de la duchesse de Longueville. Pendant toute cette période, sa vie ne fut qu'une lutte où sa clairvoyance politique alla de pair avec une énergie qui ne connut jamais le découragement.

Comme on a raconté cent fois les intrigues et les menées politiques de cette époque, nous n'en imposerons pas le récit fastidieux à nos lecteurs, nous bornant à montrer quel fut le rôle du chancelier pendant ce laps de temps.

Henri II avait laissé la tutelle de ses enfants à sa veuve, mais celle-ci eut immédiatement à lutter contre sa belle-fille, la duchesse de Nemours, qui intriguait, prétendant avoir des droits sur Neuchâtel. Montmollin prit résolument parti pour la veuve de ce souverain qu'il avait tant aimé et multiplia les conseils et les consultations juridiques propres à sauvegarder ses droits légitimes. Nous le trouvons même en 1673 à Paris, où la duchesse l'avait appelé et où il resta une année. Le roi de France, saisi de cette affaire par les parties plaidantes, la duchesse de Longueville et la duchesse de Nemours, nomma alors une commission de cinq membres pour entendre les parties et faire le rapport. Le chancelier de Montmollin répondit par un mémoire à celui que l'avocat de Mme de Nemours avait publié. Il se passa alors un fait bien remarquable; parmi les collaborateurs de notre compatriote se trouvaient Pierre Nicole et le grand Arnaud, ces deux célèbres auteurs de Port-Royal [cf. Port-Royal de Sainte-Beuve.- Montmollin parle en ces termes de cette collaboration: "J'exigeai de la princesse que d'habiles avocats passassent la lime douce sur mon langage de la vieille cour, qui n'est plus de mode." - Mémoires, p. 191]. Le 26 avril 1674, le roi donnait gain de cause au chancelier de Montmollin, et Mme la duchesse de Longueville fut définitivement reconnue tutrice de son fils l'abbé d'Orléans.

Pendant qu'il était à Paris, Montmollin était consulté par Mme de Longueville sur une foule d'affaires neuchâteloises et même françaises. Sa conduite loyale lui amassa des trésors d'inimitié du côté des Neumouristes et surtout de la duchesse elle-même.

Il ne s'en aperçut que trop en 1679, lorsque Anne-Geneviève de Bourbon étant venue à mourir, la duchesse de Nemours lui succéda dans ses fonctions de princesse tutrice de son frère, faible d'esprit.

Il y eut alors un changement complet à Neuchâtel, dans les sphères gouvernementales. Ce fut une véritable hécatombe d'hommes d'Etat: le gouverneur, le chancelier, tous ceux qui tenaient de près ou de loin à l'ancien règne, furent destitués, et c'est dans la période qui suivit cette destitution, de 1679 à 1682, que le chancelier, dont l'esprit ne pouvait rester en repos, composa ses Mémoires, dont nous parlerons un peu plus tard
Voici comment ce magistrat disgracié appréciait sa situation: "Certain est-il qu'on ne voit à cette heure que mauvais train et remue-ménage, qu'il faut attribuer, je crois, bien moins à la nouvelle régente qu'aux suggestions et conseils de ses mignons; car on assure quelle est bonne, confiante et fort généreuse envers ceux qu'elle aime, leur donnant à pleines mains, mais qu'elle reçoit facilement et fortement les impressions bonnes ou mauvaises qu'on veut lui donner, partant il ne faut s'étonner de la voir amie si ardente ou tant implacable ennemie. Quel dommage qu'elle ne soit pas environnée de coeurs droits et d'esprits sages! Encore une fois le train de ce point ne peut durer; je sais bien qu'un mécontent voit rarement les choses du beau côté, et que par cette raison je dois me défier de mon propre sens; la suite fera voir si j'ai bien ou mal raisonné." - Mémoires, p. 195.

IV

En 1682, Montmollin rentra dans la vie politique dont il avait été éloigné pendant trois ans. Voici ce qui s'était passé: Louis XIV avait, de son autorité privée, fait passer la tutelle des mains de la duchesse de Nemours dans celles du grand Condé et de son fils, le duc d'Enghien. Montmollin fut réintégré dans sa charge, qu'il occupa encore une dizaine d'années, soit jusqu'en 1691.

Voici la lettre que le grand Condé lui écrivit à cette occasion

Nostre amé et féal,

J'ay esté bien aise d'apprendre votre rétablissement en la charge de Chancelier de Neuchâtel par la lettre que vous m'avez escrite du premier du mois passé et de voir ce que vous me mandez là-dessus. Je ne doute pas que vous ne continuiés à vous conduire de manière que j'auray lieu de pouvoir vous donner, comme je le ferai de bon coeur dans les occasions, des marques de mon affection.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous aist, nostre amé et féal, en sa sainte garde.

Escrit à Paris le 12 septembre 1682.       Bourbon.

L'original de la lettre se trouve dans les archives de la famille de Montmollin; c'est probablement la seule du grand Condé que l'on possède dans le pays.

Le 6 février 1693, il fut de nouveau destitué, et cette fois ce fut définitivement. Voici les deux raisons qui amenèrent cette destitution : Montmollin s'était d'abord vigoureusement opposé aux menées françaises qui avaient pour but de faire passer la souveraineté de Neuchâtel dans les mains du duc du Maine, fils légitimé de Louis XIV, puis il avait envoyé ses fils servir en qualité d'officiers dans les troupes des Etats-Généraux de hollande, alors en guerre contre Louis XIV.

Voici en quels termes sa destitution lui fut motivée:

Son Altesse Sérénissime le Prince ayant été informé que depuis quelque temps le sieur G. de Montmollin, chancelier, a eu une conduite de laquelle Elle n'est point contente, Elle a jugé à propos de lui oster les charges et offices qu'il possède dans la souveraineté de Neufchastel et Valengin

Au pied de cette pièce se trouve la protestation du chancelier, conçue en ces termes:

Je réponds avec tout le respect que je dois sur la dicte notification qui m'a esté faite: Que Son Altesse Sérénissime Monseigneur le duc de Longueville, le père de mon Souverain, m'ayant donné mes charges, il y a 33 ans, et n'ayant jamais manqué de fidélité pour mon prince, ni de respect et d'obéissance pour son Altesse Sérénissime, Monseigneur le Prince, son curateur, ni d'intégrité en les exerçant, je ne crois pas qu'on puisse me les oster. D'ailleurs son A. S. Msg le Prince de glorieuse mémoire, avant déclaré en termes exprès, lorsqu'il me rétablit, que c'est une chose strictement contraire à toutes les lois et à tout ce qui a été pratiqué jusqu'à présent de déposséder des officiers de la fonction de leurs charges sans forme de justice et sans avoir rien fait qui puisse leur être reproché ni avoir donné leur démission; je suis persuadé que S. A. S. M. le Prince son fils qui marche si glorieusement sur ses traces, me maintiendra, si M. le Gouverneur et MM. du Conseil d'Etat veulent prendre la peine, comme je les en prie, de l'en informer et de lui dire que cela fut leu solennellement en présence de tous les corps de l'Etat, lesquels le remercièrent de ce qu'il rétablissait les choses dans leur ancien ordre.

Cependant, je supplie de surseoir l'exécution des ordres de son A. S. et de me donner communication des motifs y contenus, afin que je puisse lui faire mes très humbles remontrances là-dessus et de me laisser dans la fonction de mes charges. 6 février 1693. (Archives Montmollin.)

La protestation du chancelier ne produisit aucun effet, la destitution fut maintenue et il passa les dix dernières années de sa vie, de 1693 à 1703, éloigné de toute participation officielle aux affaires de l'Etat. Il avait, lors de sa destitution, soixante-cinq ans
[Nous devons â l'obligeance de M. Max Diacon la note suivante:
Les destitutions capricieuses des derniers souverains de la maison d'Orléans-Longueville, en particulier celles qui ont frappé le chancelier de Montmollin, doivent avoir été la cause de l'introduction de l'article 5 des Articles Généraux de 1707, dont voici la copie:
"Que dans les brevets des officiers de Justice et de l'Etat, au lieu de la clause Tant qu'il Nous plaira, on y mettra celle-ci: Tant qu'ils se comporteront bien, en sorte qu'ils ne puissent, non plus que les notaires, être destitués de leurs charges et oflices qu'après avoir été pleinement convaincus de leur malversation."
Pour extrait conforme. - Bureau des Archives, avril 1894.             Max Diacon]
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V

Cette destitution était, de la part de ceux qui la prononcèrent, une énorme faute politique, car si le chancelier de Montmollin avait le coeur trop haut placé pour se renfermer dans une opposition frondeuse et chagrine, il était bien trop versé dans les affaires de l'Etat pour que l'on n'eût pas fréquemment recours à ses conseils dans les conjonctures délicates. C'était la plus forte tête du pays, un de ces hommes qu'il vaut mieux avoir pour soi que contre soi. On le vit bientôt.

Trois années s'étaient écoulées depuis la fameuse destitution du chancelier, lorsque le 8 mars 1694, Mme de Nemours vint prendre l'investiture du comté. Alors les Trois-Etats proclamèrent, en présence de la duchesse, l'inaliénabilité du comté de Neuchâtel, ce qui revenait à dire que le souverain ne pouvait pas disposer de notre pays par testament. Or, Mme de Nemours n'avait pas d'enfant et comptait bien favoriser un prince français (le comte de Soissons). La duchesse comprit la portée de la déclaration, elle protesta avec véhémence, mais on passa outre sans s'inquiéter de sa protestation. Cette mesure, qui avait pour but d'arrêter net les velléités de Mme de Nemours, a toujours été envisagée comme inspirée par le chancelier. C'était une maîtresse réponse à l'acte brutal dont il avait été la victime.

Cependant, ce serait se méprendre étrangement sur la nature des sentiments qui animaient alors le chancelier, de ne voir comme mobile de sa conduite politique que le désir de se venger, désir après tout assez naturel à un magistrat disgracié. Il est bien plus équitable d'admettre que Montmollin s'inspira surtout des intérêts les plus respectables et les plus impérieux du pays.

Déjà pendant les loisirs que lui avait procurés sa première destitution, il avait été frappé des dangers que courrait Neuchâtel à la mort de Mme la duchesse de Nemours. On ne peut s'empêcher, dit-il, de demander avec inquiétude ce que deviendra ce pauvre petit Etat à la prochaine extinction de la maison d'Orléans, qui ne peut être éloignée et qui nous annonce une orageuse vacance.

A l'exception de Henri II de Longueville, pour lequel il avait les sentiments du plus profond respect, d'un respect tempéré par une affection sans bornes, il n'avait pas les princes français en très haute estime. Ne lui était-il pas échappé de dire au château de Trye, en présence de sa souveraine, Anne-Geneviève de Bourbon, que ces princes n'étaient que des étourneaux? Voilà avec quelle liberté de langage il traitait les prédécesseurs de la princesse. Or, depuis les temps où ils avaient vécu et régné, sa situation avait empiré. Grâce aux progrès qu'avait faits l'absolutisme royal sous Louis XIV, absolutisme qui avait dégradé les princes du sang jusqu'à en faire les domestiques de la royauté, ces princes n'étaient plus que des marionnettes dans les mains du souverain tout puissant ou, pour nous servir des expressions mêmes du chancelier, des étourneaux en cage.

En patriote bien décidé à assurer le bonheur de son pays, il se posa la question: Que deviendra Neuchâtel à la mort de la duchesse de Nemours?

On peut voir encore à Bevaix, dans la propriété de M. Alexandre de Chambrier, la belle allée de marronniers dans laquelle Montmollin et son ami Chambrier agitèrent bien souvent cette question vitale pour l'avenir de notre petit pays.

Deux solutions étaient en présence: l'une de solliciter l'entrée de Neuchâtel dans le Corps helvétique, l'autre de faire revivre les droits caducs de la maison de Châlons.

Quant à la première solution, Montmollin qualifie ceux qui lui en ont parlé de braves gens à bonne tête: Il s'agirait, dit-il, de profiter de la prochaine extinction de la présente race de nos souverains, pour convertir ce pays en république suisse aristo-démocratique, avec l'approbation et concours et sous la protection et tuition du Corps helvétique dont nous deviendrions par ce moyen une partie encore plus intégrante. Cette grande, belle et bonne idée ne me serait jamais venue dans l'esprit et me captive d'autant plus que par là notre sùreté politique serait à tout jamais assise sur celle du Corps helvétique, et que par là aussi seraient mis d'accord, d'un seul coup, tous ces messieurs et dames, princes et princesses qui viendront par douzaines, tirailler et déchirer finalement peut-être, ce pauvre petit Etat qu'on a eu tant de peines pendant plusieurs siècles à former et conserver comme par miracle.

En observateur sagace, Montmollin se rendait bien compte des difficultés, des obstacles puissants qui s'opposeraient à la réalisation de ce plan. Ces obstacles, il les divise en internes et externes. Parmi les obstacles internes, il en énumère quatre principaux: 1° le caractière particulier de notre peuple, nos têtes pleines de feu et de montant, soit, dit-il, par l'influence du Jura, soit par l'effet des droits et libertés de la multitude; 2° les haines, divisions et partis qui empêchent une action commune; 3° l'intérêt de certaines familles et personnes assez connues qui espèrent avancer leur fortune et crédit en la clientèle de tel ou tel futur prince et qui, ne trouvant pas grand profit en la forme républicaine, la contrecarreront de tout leur pouvoir; 4° les gens de Valengin [Les Montagnes et le Val-de-Ritz.] tant gâtés depuis longtemps et tant mignonnés maintenant par Mme de Nemours... ne manqueront pas de vouloir régenter en cette affaire, si même ils ne prétendaient faire une république à eux seuls. [Il y a quelque chose de prophétique dans cette considération du chancelier]

Les obstacles externes, Montmollin les voyait dans Louis XIV, qui ne voudrait pas, pour nous faire plaisir, abandonner un prince de son sang, et dans les cantons qui pourraient bien songer à rentrer en possession d'un pays autrefois entre leurs mains.

Malgré les obstacles très réels que le chancelier voyait à la réalisation de ce plan, nous persistons à croire que cette tant belle, sage et bonne pensée, comme il l'appelle, eût mérité qu'on s'en occupât dans les années qui précédèrent cette date. On aurait pu tâter l'opinion des cantons dirigeants et, en cas de succès, on se serait épargné bien des agitations.

La seconde solution consistait à faire revivre les droits caducs de la maison de Chàlons. L'héritier de ces droits était Guillaume d'Orange qui, en 1688, monta sur le trône de la Grande-Bretagne. Nous aurions été ainsi, vis-à-vis de l'Angleterre, dans une situation analogue à celle des habitants de l'île de Jersey, et qui a vu fonctionner dans ce petit pays l'administration anglaise, peut affirmer que nous n'aurions pas été malheureux, quoique moins favorisés que si nous eussions fait partie du corps helvétique.

Montmollin ne se faisait aucune illusion sur la faiblesse des droits de la maison de Châlons: Les légitimes héritiers seraient, dit-il, les descendants d'Antoinette d'Orléans et après ceux-là les descendants d'Eléonore d'Orléans, mais nous n'aurions toujours que des étourneaux. Il fit donc ce que, dans le langage des politiques modernes, on appelle de l'opportunisme et, à voir les résultats de ses combinaisons, ce n'est pas nous qui l'en blâmerons.

Bien pénétré de son sujet, il s'en ouvrit à Guillaume d'Orange par l'intermédiaire de ses fils qui servaient dans les Etats-Généraux. Le prince accueillit les propositions de Montmollin et, en 1697, à la paix de Ryswick, il proclama ses droits sur Neuchâtel avec cette réserve qu'il ne les ferait valoir qu'après la mort de la duchesse de Nemours, pour ne pas troubler la paix de l'Europe. A partir de ce moment, le chancelier entra dans les relations les plus directes avec le cabinet anglais, et l'on ne fut pas peu étonné à Neuchiàtel de voir, le 20 avril 1699, l'envoyé de la cour d'Angleterre en Suisse, Herwart, descendre à l'hôtel [Cet hôtel qui n'a cessé d'être habité par la famille de Montmollin, avait été construit par le chancelier lui-même en 1686] du chancelier G. de Montmollin. Il venait affirmer les droits de son maitre sur Neuchâtel.

L'homme propose et Dieu dispose. Chacun sait que Guillaume III d'Angleterre mourut en 1702, tandis que Marie d'Orléans, duchesse douairière de Nemours, ne le suivit dans la tombe que cinq ans plus tard, le 16 juin 1707, à l'âge de 82 ans.

L'illustre maison dont elle sortait avait régné sur Neuchâtel pendant 164 ans.

La belle-soeur du roi d'Angleterre, la reine Anne, lui succéda sur le trône de la Grande-Bretagne. Lorsqu'elle apprit la mort de Mme de Nemours, elle envoya aux Trois-Etats la lettre latine inédite dont nous donnons la traduction et dans laquelle elle recommande le roi de Prusse, neveu de Guillaume III:

Anne, par la grâce de Dieu, reine de la Grande-Bretagne, de France et d'Irlande, protectrice de la foi, etc.

Aux illustres et puissants seigneurs gouverneurs de la ville et du comté de Neuchâtel, aux Trois-Etats et aux autres conseillers de la dite ville et du dit comté, nos très chers amis, salut.

Illustres et puissants seigneurs, nos très chers amis.

L'amitié qui nous unit depuis plusieurs années ainsi que nos prédécesseurs royaux au sérénissime et très puissant seigneur, Frédéric, roi de Prusse, etc., fait que rien de ce qui le concerne ne nous laisse indifférente. Donc comme il est parvenu à notre connaissance que la duchesse de Nemours était morte, nous ne pouvons nous empècher de vous adresser cette lettre en faveur du dit roi sérénissime afin que le droit qu'il possède sur la ville et le comté de Neuchâtel tant par hérédité que par la cession que lui en a faite notre frère Guillaume III, défunt, roi de la Grande-Bretagne, ce droit vous vouliez l'affirmer et le proclamer en le reconnaissant pour votre Prince légitime. Nous espérons que vous le ferez d'autant plus volontiers que ce prince, lié à vous par la profession de la religion réformée, s'est toujours montré très ami de ses sujets et de leurs intéréts et s'est toujours efforcé pour votre bien, de sorte que vous seriez plus sages en agissant ainsi que si vous choisissiez un prince qui, subordonné à la couronne de France, doit vous ètre suspect ainsi qu'a nous et à tous vos confédérés. Nous avons donc pleine confiance en ce que vous accéderez sans retard aux demandes du roi sérénissime sus-mentionné, ce qui nous sera particulièrement agréable. Lorsque l'occasion s'en présentera, nous serons prète à vous donner des témoignages de notre affection.

Pour le reste, nous vous recommandons de coeur à la garde de Dieu très grand et très bon.
            Votre amie dévouée,             Anna Regina.
Donné en notre château de Windsor, le jour - du mois - de l'an du Seigneur 170..?
[Cette pièce, qui doit être une copie, ne contient pas les détails chronologiques que nous avons laissés en blanc. - Archives Montmollin.]
            C. HODGES.

Montmollin qui, dans les dernières années de sa vie, avait été engagé dans une correspondance des plus suivies avec le cabinet anglais, le ministère prussien et les politiques influents de Berne, n'eut pas la consolation de voir aboutir la combinaison politique dont il avait été l'instigateur génial et l'un des promoteurs les plus désintéressés, car il mourut le 11 novembre 1703. Quatre ans plus tard, le 3 novembre 1707, les plans du grand politique étaient réalisés, le sort de Neuchàtel était fixé pour 150 ans et les princes français éliminés à tout jamais pour le plus grand bien du pays.

Georges de Montmollin, chancelier, 1628-1703

VII

Cette biographie achevée, nous avons hâte de passer â l'appréciation des théories politiques du chancelier en ce qui concernait le pays de Neuchâtel et sa position en face de la Confédération suisse.

Disons tout d'abord que c'était un homme de gouvernement et, par là, nous entendons un homme politique qui vit surtout dans le présent, s'inspire des besoins du moment actuel et ne perd pas son temps en lamentations stériles sur un passé qui ne peut pas revenir. Ce passé, pour lui, c'était le moyen-âge. Or, ce n'est pas lui qui, comme tant d'hommes de nos jours, par illusion ou par parti-pris, se forgerait un moyen-âge de fantaisie avec des chevaliers sans peur et sans reproche, des châtelaines accomplies et des pages mignons. Écoutez comme il en parle:

On sait assez que sous le monstrueux régime féodal, un certain nombre d'hommes, assavoir les gens d'armes et ceux d'Eglise, traitaient, la multitude des hommes, leurs semblables, comme vraies bêtes de somme; toutefois les uns et les autres étaient chrétiens ou soi-disant. Voire les principaux prêtres de l'église du Seigneur, évêques ou abbés, n'étaient les derniers en ce méchant manège, agissant la plupart, non en pasteurs mais en loups. Partant, cette première lueur de liberté, toute faible encore, que fit apparoir le sage Ulrich II, est un réjouissant spectacle pour l'homme de bien, vu qu'il aime tous les hommes, parce qu'il les regarde tous comme ses frères. Ces premiers signes d'affranchissement font assez connaitre la pesante servitude qui accablait alors les habitants de la ville, tous mortaillables, sauf, bien entendu, les hommes royés et les gens d'église, deux classes qui jouissaient seules de la prérogative humaine. Or, si telle était la condition de ceux de la ville, on peut juger de celle des habitants de la campagne, pauvres malheureux dont le sort était bien moins propice que celui des palefrois de leurs tyrans. On a peine à se persuader qu'en la majeure partie de notre Europe, qui, toutefois, se disait chrétienne, des hommes aient pu à tel point dégrader d'autres hommes et que l'ordre naturel des choses soit resté ainsi totalement bouleversé par la tyrannie féodale, au mépris de la confraternité évangélique, de la volonté du Créateur et des droits de la créature. [Mémoires, Tome Il, p.73]

N'est-ce pas là le langage d'un homme de bien? Mais cette sortie virulente, bien justifiée contre un état social aussi intolérable, acquiert à nos yeux plus de valeur encore, quand nous réfléchissons à l'époque où le chancelier l'a faite; c'était juste un siècle avant la Révolution de 1789, et notez qu'il place ce système féodal dans un passé heureusement fort lointain. Eh bien ! cent ans après que le chancelier eut composé ses mémoires, une des premières réclamations qui furent déposées sur le bureau de l'Assemblée nationale était celle des serfs de l'Abbaye de Saint-Claude, dans le Jura, qui demandaient à être délivrés des prestations humiliantes auxquelles le système féodal les assujettissait depuis des siècles et dont nous étions débarrassés depuis si longtemps.

Tout lecteur impartial qui fera ce rapprochement aura bien vite vu lequel des deux pays, la France, notre puissante voisine, et le petit Etat de Neuchâtel, avait précédé l'autre dans la voie de la liberté.

Mais cet homme de bien était singulièrement perspicace. On sait que Montesquieu, le père des publicistes modernes, appréciait les mérites du gouvernement aristocratique de Berne. Montmollin, tout en rendant constamment justice à la sagesse, à la prudence, au savoir-faire gouvernemental qui, il faut le dire, a, sous tous les régimes, patricien, libéral ou radical, caractérisé les Bernois, Montmollin, dis-je, ne se fait pas illusion sur les dangers que faisait déjà alors courir aux patriciens bernois cet esprit d'exclusivisme qui présidait au choix des gouvernants et diminuait de plus en plus le nombre des familles qu'on appelait regiments fähige.

Voici ce qu'il dit: Divers personnages de ma connaissance (à Berne) voudraient bien plutôt diminuer qu'accroitre le nombre des bourgeois à celle fin d'avoir part plus grande au gras pâturage qu'ils ont acquis; pauvre doctrine, ainsi que je l'ai déjà dit à plusieurs; elle ferait choir la colonne, laquelle en tel genre de république a besoin d'une large base [Mém., T. II, p. 241]. Le sage avis du chancelier ne fut pas écouté, le gras pâturage était trop tentant, l'esprit d'exclusivisme s'accentua toujours plus et lorsque vint, un siècle plus tard, l'invasion des Français, ces derniers n'eurent pas de peine à renverser une colonne dont la base était si étroite.

Cette perspicacité, Montmollin l'a fait voir dans sa politique neuchâteloise d'une manière bien remarquable et qui vaut la peine que nous nous arrêtions quelques instants à examiner la ligne de conduite qu'il a constamment suivie.

On sait que dans notre ancienne constitution, et par ce terme j'entends le système politique qui nous a régis jusqu'en 1848, la souveraineté ou, si l'on aime mieux, l'exercice du pouvoir était partagé entre bien des ayants-droit. Il y avait d'abord le prince, représenté au Chàteau par son gouverneur et ses conseillers; puis la Ville, avec son autorité presque indépendante du pouvoir central; ensuite venaient les autres bourgeoisies du pays et la Vénérable compagnie des Pasteurs.
Que ces différents corps politiques fussent fort jaloux de leurs prérogatives et qu'ils eussent l'oeil très ouvert sur les empiètements de leurs collègues en souveraineté, c'est ce que l'on put voir à Neuchâtel dans le premier tiers de ce siècle, à l'occasion des manifestalions du Réveil religieux. Ces désordres s'étant produits dans certaines rues de la ville, le Conseil d'Etat fit monter au Château ceux qui avaient assisté aux réunions religieuses et les engagea, par gain de paix, à s'en abstenir à l'avenir. Là-dessus, la Vénérable Classe, estimant que la question était de son ressort pour le moins autant que de celui du Conseil d'Etat, assigna les novateurs religieux au Conclave et leur tint à peu prés le langage que le Sanhédrin avait tenu à Pierre et et à Jean. Le Conseil de Ville, instruit de ces deux comparutions, ne voulut pas rester en arrière et voilà mes pauvres dissidents cités à l'Hôtel de Ville, où on les menace de les expulser, ceux du moins qui n'étaient pas Neuchâtelois, s'ils s'obstinaient à faire les prédicateurs. Malheureusement le Conseil du Ville avait compté sans son hôte: le Conseil d'Etat, estimant que le Conseil de Ville avait outrepassé ses pouvoirs, lui reprocha cet empiétement; sa théorie était celle-ci: Le Conseil d'Etat, représentant le prince, devait faire régner l'ordre dans l'Etat, la Vénérable Classe était tout naturellement appelée à connaitre des faits religieux; quant an Conseil de Ville, sa compétence n'allait pas au delà des soins de voirie, de balayage, de curage des canaux et d'autres attributions d'un ordre aussi infime - Qui ne fut pas content, ce fut le Conseil de Ville. - Et puisque nous avons rapelé cette annecdote. disons que le Conseil d'Etat traita avec un grand tact ceux qui étaient molestés pour leur foi religieuse. Les ayant engagés à s'abstenir des réunions, il reçu la réponse toujours embarrassante pour les pouvoirs civils: Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. "Mais vous pouvez, dit le président du Conseil, vous édifier aussi bien en petits comités qu'en de grandes assemblées, le peuple n'en saura rien et vous laissera tranquilles." Ils firent ainsi, le calme se rétablit et ces gens pieux continuèrent à s'édifier sans être troublés dans leurs cultes.

La politique du chancelier consista toujours à fortifier le pouvoir du prince contre les empiètements des Corps de l'Etat. Cette politique ne lui était pas inspirée par une disposition courtisanesque: il critique trop vertement les princes qui ont voulu diminuer les franchises de la communauté pour ne pas être à l'abri de tout reproche de ce côté-là. Voyez plutüt ce qu'il dit de Conrad:

Né en Allemagne et nourri dès son jeune âge de maximes féodales, alors toutes rudes en ce pays-là, où mêmement à cette heure elles ne sont pas bien adoucies, le comte Conrad témoigna un grand ébahissement à l'ouïe des franchises et libertés desquelles les villes de Neuchâtel et du Landeron ne manquèrent pas de lui demander incontinent la confirmation [Mém. T. II, p. 231]

Parlant du même comte et d'un mémoire tout curieux et qui annonce un noble follement épris du pouvoir féodal et ne pouvant souffrir les franchises populaires que le chanoine Jean de Diesse avait envoyé à Conrad, alors en Orient, Montmollin dit: Certes il aurait pu et dû dire en vrai prêtre de l'Eglise de Christ à Conrad: Syre comte, ce sont vos manières rudement tudesques qui cabrent ici chacun [Ibid, p. 239]

Montmollin envisageait avec une pleine justesse que si les franchises des communes étaient inattaquables, les droits du prince étaient aussi respectables. De là ses paroles amères contre les bourgeois qui, siégeant à l'Hôtel de Ville, voulaient trancher du souverain, prétendant que l'administration de la police de la ville était indépende de de la police majeure du prince, ainsi que je l'entendis soutenir maintes fois par certains braillards, au temps que j'étais dans les quarantes hommes, doctrine folle et toute licencieuse, fondée sur la plus crasse ignorance des choses et de leur nature. [Ibid, p. 95]

Il ne ménage pas non plus les paroles de blâme à l'adresse de la Vénérable Classe qui, elle aussi, avait voulu passer outre à une ordonnance du gouvernement. La censure du chancelier est bonne à méditer en tout temps, et il est intéressant de voir avec quelle liberté d'esprit nos anciens magistrats suisses jugeaient les ecclésiastiques, lorsque ceux-ci voulaient faire bon marché des droits de l'Etat:

Il ne faut omettre d'observer ici une chose de petite valeur en elle-même, mais fort importante, en ce qu'elle démontre que la Réformation n'a pas réformé chez nous les vues ambitieuses des gens d'église qui ne manqueront pas de s'élever bien haut, si la Seigneurie n'a pas l'oeil sur eux. La compagnie de nos pasteurs a tout aussi bonne envie d'étendre ses prérogatives que le clergé romain: même esprit d'indépendance et de domination, la soif de l'autorité semble être une maladie attachée à cette robe, en toute secte. On en vit un exemple scandaleux en ce pays l'an 1665. La compagnie était tenue à la vacance d'une cure de présenter deux sujets à la Seigneurie, pour qu'elle en choisit un. Au mépris de cette ordonnance souveraine, les pasteurs résolurent de recommencer à n'en présenter qu'un, c'est-à-dire celui qu'ils auraient choisi eux-mêmes. La Seigneurie, justement choquée de cette irrévérence, refusa de confirmer, les pasteurs s'obstinèrent et le peuple, échauffé par eux, selon l'usage de tous les temps, prit leur parti et reçut des pasteurs non confirmés et malgré l'opposition de la Seigneurie... Il est certes honteux que des ministres de paix, appelés par la doctrine de leur Maître à prêcher la soumission aux puissances supérieures, ne le fassent que des lèvres et donnent ensuite l'exemple de la licence et de la rebellion. On ne doit s'étonner de l'irritation que je manifeste en ce rencontre, vu ma haine contre tout genre d'usurpation et singulièrement à cause qu'il est intolérable de voir les ministres d'un évangile qui ne respire qu'ordre, paix et humilité, se montrer audacieux et brouillons pour parvenir à leurs mondaines fins, au détriment de la vraie religion et des lois de l'Etat. Ce ne fut pas ma faute si la Seigneurie faiblit alors... Ne valait-il pas mieux tout simplement saisir le temporel à tout curé reçu sans le choix de la Seigneurie ? Par ce moyen légal on aurait bientôt coupé court à cette outrecuidance. J'eus beau dire, on ne voulut m'écouter. [Mém., T. II, p. 174-175]

Ce serait, toutefois commettre une erreur d'appréciation que de voir en Montmollin le précurseur de ces hommes d'État modernes, chanceliers d'Etats monarchiques ou chefs de gouvernements républicains, qui veulent tout absorber dans l'Etat; nous croyons bien plutôt qu'en politique pratique, et il l'était à un degré peu ordinaire, il partait de l'état de choses existant pour maintenir les corps de l'État dans leur sphère naturelle et dans les limites que leur avait tracées la constitution du pays: au Prince et à ses conseillers la haute direction des affaires et un droit bien légitime de surveillance sur l'ensemble de la communauté neuchâteloise, aux Corps de Bourgeoisies leurs attributions constitutionnelles sur leurs ressortissants, à la Vénérable Classe enfin la défense des intérêts religieux et moraux qui lui avaient été confiés. De cette manière, on coupait court aux empiètements d'en bas et aux coups d'autorité d'en haut.

Telles étaient, pour ce qui concernait la patrie au sens restreint, les vues politiques du chancelier, vues inspirées, comme il le dit lui-même, par sa haine pour tout genre d'usurpation. Nous tenons à le répéter, c'étaient celles d'un homme d'Etat de premier ordre et d'un excellent citoyen.

S'agissait-il de la Suisse et de nos relations avec elle, il ne voyait de sécurité pour Neuchâtel que dans une alliance toujours plus intime avec la Confédération qu'il appelle à plusieurs reprises une tant bonne mère. Comparant la condition favorisée des Neuchâtelois avec celle bien moins brillante des Allemands, il trouve la cause de cette différence dans le voisinage de la Suisse:

Le bon esprit d'administration au regard de la liberté populaire et du bonheur public, avait fait des pas de géant en ce fortuné petit pays, comparé à la barbare et triste Germanie où la multitude n'était encore que troupeaux de bêtes de somme ou à peu près; différence qui provenait visiblement de l'influence voisine et propice de la Confédération helvétique, laquelle, par douce réverbération, épandait la clarté autour d'elle, à mesure qu'elle exterminait sans relâche que deçà que de là les seigneurs féodaux, la plupart alors vrais tyrans et voleurs. [Mém., T. II, p. 232]

Montmollin allait même si loin dans ses sympathies suisses et dans ses craintes de voir notre pays tomber entre les mains d'un Gondy ou d'un Matignon, qu'il eût préféré nous voir devenir un bailliage de Berne ou de Fribourg, comme étaient Grandson ou Morat, si l'on n'eût pu devenir un canton suisse égal aux autres. Il est vrai que, lorsque cette éventualité se présenta à son esprit, il s'écria d'abord: Franchement, il m'en coùterait beaucoup de me faire d'évêque meunier. Toutefois, se hâta-t-il d'ajouter, comme c'est mon orgueil qui parlait de la sorte, possible que cette dénomination serait préférable à telle qui pourrait nous venir du côté de la France.

Nous ne pouvons mieux résumer sa politique neuchâteloise en face de la Suisse, qu'en lui empruntant une de ces expressions pittoresques qui abondent dans ses Mémoires et qui est comme son testament politique: Tenons-nous collés à Messieurs des Ligues.

VIII

Les Mémoires du chancelier de Montmollin furent composés, avons-nous dit, de 1679 à 1682, pendant les loisirs que lui procura la destitution qu'avait prononcé Mme la duchesse de Nemours. Le judicieux auteur de l'Histoire de Neuchâtel et Valangin, Frédéric de Chambrier, nous montre le magistrat disgracié méditant et transcrivant ses réflexions à la lueur de sa lampe, sans être distrait par le bruit monotone du rouet d'une femme âgée, serviteur fidèle du vieillard.

Ces Mémoires renferment des recherches historiques sur les antiquités neuchâteloises, des réflexions sur le règne des différents princes de notre pays, des remarques d'une nature toute personnelle sur la politique du temps présent et sur l'avenir probable de notre petite patrie.

A tout autant de titres que Montaigne, l'auteur aurait pu dire Cecy est un livre de bonne foy, de bonne foi dans l'appréciation des hommes et des choses, de bonne foi dans ce qu'il nous rapporte sur lui-même.

Nous sommes convaincu pour notre part que rien n'est plus facile en les lisant avec l'attention qu'ils méritent et qu'ils éveillent si naturellement, que de démêler et de remettre en lumière, malgré la distance, les traits essentiels de la physionomie intellectuelle et morale du chancelier.

Un bon sens imperturbable lui dicte des jugements toujours sûrs et auxquels on adhère, pour ainsi dire, instinctivement. Un seul historien, au cours de nos lectures, nous à inspiré une confiance et un sentiment de sécurité pareils, le grand historien allemand Ranke. La droiture un peu rude de Montmollin ne lui permet pas d'arrondir les angles ou d'atténuer les aspérités de sa pensée: c'est l'honnêteté qui parle par sa bouche. Que la vivacité de ses sympathies lui ait attiré des ennemis, la chose est certaine, lui-même en convient et Frédéric de Chambrier nous dit: Le chancelier de Montmollin, détesté de la duchesse de Nemours au moins autant qu'il la haîssait. Il avait donc ses ennemis et en des camps bien divers, car sa perspicacité naturelle l'avait mis en état de déchirer bien des voiles et d'éventer bien des mines, chose que personne en ce monde n'a jamais pardonnée, mais nous sommes très persuadé qu'interrogé sur ce point, il eût répondu aussi tranquillement que Richelieu, sur son lit de mort, à son confesseur qui le conjurait de se réconcilier avec ses ennemis: Je n'ai jamais eu d'autres ennemis que ceux de l'Etat.

Nous avouons que nous avons toujours trouvé un charme très grand à lire cette prose nerveuse, la plus incisive et la plus colorée qui soit sortie de la plume d'un écrivain neuchâtelois; c'est le digne pendant de celle de Hugues de Pierre que le grand historien français, Michelet, si épris lui-méme du coloris, admirait tant et qu'il appelait l'écrit le plus français du temps, et pourtant Philippe de Commines écrivait alors.
["Que ne puis-je citer ici les dix pages que M. de Purry a sauvées ! Dix pages ! tout le reste est perdu ! Je n'ai rien lu nulle part de plus vif, de plus francais." Michelet, Histoire de France, T. 6, p. 382.]

Montmollin, quoique contemporain des grands écrivains du siècle de Louis XIV, est en retard sur eux, il n'a subi ni l'influence de la cour ni celle des maitres en l'art d'écrire de cette grande époque, aussi nous avoue-t-il avoir eu besoin de faire passer la lime douce sur sa prose. Certes ce n'est pas nous qui le plaindrons de s'être développé en toute liberté; l'expression de sa pensée y a gagné en vivacité et en naturel, elle est franche et primesautière. Jamais il ne recule devant le mot propre, devant celui surtout qui rend sa pensée avec le plus d'énergie. Telle princesse qui aura aliéné le domaine public, domaine qui avait à ses yeux la valeur de l'ager publicus pour un vieux Romain, sera une pauvre idiote, une imbécile, et gare à ceux qui auront profité de ses faiblesses pour ramasser le bien de l'Etat. Les bourgeois qui, siégeant avec lui dans le Conseil des Quarante hommes à l'hôtel de Ville, veulent entreprendre sur les droits de leur souverain, sont des braillards, les princes français en bloc des étourneaux, et leur administration, de la bourdifaille, etc. J'en passe et des meilleurs, me bornant à dire à ceux de mes lecteurs qui ont bien voulu me suivre jusqu'ici : Lisez ou plutôt relisez les Mémoires du chancelier de Montmollin.

Arrivé au terme de cette étude, il ne nous reste qu'un voeu à exprimer, c'est celui-ci: Puisse-t-elle n'avoir pas été absolument inutile. Ce voeu se réalisera, si nous avons réussi à communiquer aux lecteurs du Musée neuchâtelois quelque chose de l'admiration respectueuse que nous éprouvons pour cet homme de bien, ce grand magistrat qui fut un des plus grands et des meilleurs citoyens que notre pays ait eu l'honneur de compter au nombre de ses enfants.

V. Humbert            

Musée neuchâtelois 1894, p. 76, 101, 125
 
 
Mais en octobre 1895, Arthur Piaget, ancien et brillant élève de Gabriel Monod et de Gaston Paris, révélait, au scandale des Neuchâtelois, que la Chronique des Chanoines n'était en fait qu'un habile pastiche datant du XVIIIème siècle. L'auteur, selon Piaget, était un conseiller d'Etat neuchâtelois, Samuel Pury (1675-1752). Sur l'inauthenticité du document la lumière était faite. Mais sur l'identité du pasticheur tout était loin d'être dit. Dès 1895, Piaget établissait des rapprochements entre la Chronique apocryphe et un autre "classique" de l'historiographie neuchâteloise: les Mémoires sur le Comté de Neuchâtel en Suisse du chancelier Georges de Montmollin (1628-1703). Ces Mémoires font en effet mention "d'un registre que tenaient les chanoines depuis l'an 1300...", registre dont Montmollin affirme aussitôt qu'il n'a eu nulle connaissance. Cette dénégation, il faut en convenir, est troublante, d'autant plus qu'une note des Mémoires, potérieure à la mort du chancelier, nous apprend que le fameux registre avait été brûlé dans un incendie, qui, en effet, détruisit quelques bâtiments officiels, à Neuchâtel, en 1714. Heureusement des extraits de la Chronique des chanoines avaient été copiés ! Tout cela, décidément, se révélait bien étrange.

Il fallut attendre jusqu'en 1928 pour qu'un autre érudit neuchâtelois, Jules Jeanjaquet, aboutit à la conclusion que les deux documents ont été fabriqués de toutes pièces par un même auteur, vers 1765. Cet auteur est le propre neveu de Samuel Pury, Abraham Pury, un Neuchâtelois que connaissent bien les spécialistes de J-J. Rousseau, puisqu'il fut, entre 1762 et 1765, l'un des familiers du "Citoyen" pendant la période de Môtier-Travers.