Toutes sortes d'allusions à la vie de famille et aux événements petits et grands de l'existence quotidienne confèrent aux mémoires de François de Montmollin ce charme vieillot, cette saveur particulière que connaissent bien les amis du passé. Mais, comme il va de soi, ce côté-là des notes journalières ne saurait atteindre les lecteurs ou auditeurs n'appartenant pas à la famille de l'auteur.
Y a-t-il, à côté de ce à quoi je viens de faire allusion, choses à glaner à l'usage d'un cercle plus étendu ?
Avant 1848, François de Montmollin suivra tout naturellement la carrière que les gens de son milieu faisait alors.
Fils de Frédéric-Auguste de Montmollin (1776-1836), qui fut chambellan du roi de Prusse, maire de Valangin et conseiller d'Etat, membre de la première députation du canton à la Diète helvétique, François de Montmollin suit les traces paternelles:
membre du Conseil général de Neuchâtel, maître des clefs, maître-bourgeois, il entre en 1837 au service de l'Etat et, de 1841 à 1848, nous le voyons remplir les fonctions, quasi héréditaires dans sa famille, de maire de Valangin et, dès 1838, de député au Corps législatif.
Enfin, à partir de 1848, nous le trouverons, si nous le suivons jusque-là, s'occupant activement d'oeuvres d'utilité publique et vouant un intérêt particulier aux questions financières et industrielles, et je dirais même aux questions sociales, presque avant la lettre.
François de Montmollin, homme exact et pondéré, notait chaque jour, au moins dès 1840, ses faits et gestes, réflexions et méditations, événements grands et petits, ou bien, comme dit Montaigne si joliment,
"tenait un papier journal à insérer toutes les survenances de quelque remarque et jour par jour les mémoires de l'histoire de sa maison, très plaisante à veoir quand le temps commence à en effacer la souvenance et très à propos pour nous ôter souvent de peine : quand fut entamée telle besongne, quand achevée ; quels trains y ont passé ; nos voyages, absences, mariages, morts ; la réception des heureuses et malencontreuses nouvelles, changements de serviteurs principaux ; telles matières.
Usage ancien que je treuve bon à réfléchir, chascun en sa chascunière... et, ajoute Montaigne, me treuve un sot d'y avoir failly"
Notre sage du XIX°' siècle n'y a point failly : homme méticuleux, disions-nous, il n'omettait pas de noter chaque jour soigneusement les indications du thermomètre et du baromètre, mais il eut l'inspiration non moins heureuse, dans les dernières années de sa vie, d'occuper les loisirs des longues semaines d'été qu'il passait dans la propriété de sa femme [Née Cécile de Sandoz-Travers. Il avait épousé en premières noces, en 1825, Sophie de Tribolet-Vaucher], aux Ruilières sur Couvet, à rédiger un résumé de ses notes journalières, d'en sortir le meilleur, nous épargnant ainsi une longue et parfois fastidieuse lecture.
Et c'est, il va bien sans dire, d'un résumé, ou mieux de citations de ce résumé, qu'il sera question ici.
Mais ne convient-il pas, avant d'entrer en matière, de chercher à esquisser la silhouette politique ou, si l'on veut, morale, ce qui revient ici au même, de l'homme que nous allons suivre ?
Si nous voulions lui demander à lui-même sa propre confession, le mieux serait, je pense, de citer une lettre qu'il écrivait à Mme Dubied née Courvoisier après une visite de cette dernière au château de Travers le 19 octobre 1856, soit quelques semaines après la tentative contre-révolutionnaire:
Hier, lors d'une visite à Madame de Sandoz [sa belle-mère], vous vous êtes servi, en vous adressant à moi et en me le destinant, d'un terme sur la valeur duquel je ne voulais ni ne pouvais discuter en présence des personnes qui se trouvaient au salon dans ce moment : vous m'avez appelé "mitou".
Si, en m'appliquant cette épithète, vous avez entendu que je n'avais pas d'opinion bien arrêtée en politique, que j'attendais l'issue des événements pour me prononcer, en un mot que j'étais un homme toujours prêt à me jeter du côté des gros bataillons, je repousse cette épithète de toutes mes forces...
Par contre, si vous appelez "mitou" un homme qui depuis plus de trente ans est au service de son pays, auquel on a confié une quantité de postes et de fonctions sans en avoir recherché aucun, qui a rempli ces postes et fonctions avec le seul désir d'être utile à sa patrie et à ses concitoyens, un homme qui a servi son prince jusqu'au 1°, mars 1848 avec la plus inviolable fidélité, mais qui a pris au sérieux la lettre [Lettre qui déliait tous les Neuchâtelois de leur serment de fidélité] du roi du 5 avril de cette même année ;
si vous appelez "mitou" un homme qui, dès lors, ne s'est mis au service non de tel ou tel parti, mais de son pays, en acceptant des fonctions purement gratuites et souvent ingrates, un homme qui, depuis la révolution, a cherché autant qu'il était en lui de rétablir la paix et l'union parmi ses concitoyens, un homme enfin qui, tout en regrettant le passé, veut être Neuchâtelois et rien que Neuchâtelois, oh ! alors, j'accepte l'épithète et m'en fais honneur...
L'auteur des mémoires que nous allons parcourir était donc un mitou et, si l'on a peut-être un peu oublié aujourd'hui ce que l'on entendait par ce mot autour de 1848-1856, je pense que la lettre qu'on vient d'entendre est bien faite pour nous rafraîchir la mémoire.
Il semble donc, d'après cette première confidence, qu'il y avait , mitou et mitou ,, à savoir les mauvais et les bons.
Nous frémissons aux terribles menaces de l'Evangile à l'adresse des tièdes mais, d'autre part, la sagesse antique ne disait-elle pas : In medio veritas ?
François de Montmollin n'eut donc rien du fanatique, et nous le verrons repousser avec une égale conviction l'égoïsme des privilégiés de l'ancien régime et le jacobinisme échevelé des novateurs d'extrême gauche.
Il ressortira clairement, croyons-nous, de ce que nous allons lire, que nous avons à faire ici à l'un de ces hommes désintéressés et conciliants qui, malgré leur attachement à ce qu'on aimait à appeler :
"l'auguste maison de Brandebourg", cherchaient la solution du problème politique neuchâtelois dans une rupture à l'amiable avec la Prusse, désireux avant tout d'épargner à leur pays les frais d'une révolution et les ferments de haine qu'elle laisse après elle, ferments de haine et de contre-révolution.
Et nous verrons que François de Montmollin a peut-être encore plus appréhendé et regretté la tentative contre-révolutionnaire de 1856 que la révolution de 1848 :
Quelles sont les vues de ces gens qui nous précipitent dans l'abîme, parce que, disent-ils, plus mal les affaires iront, mieux cela sera ?
Ont-ils encore une espérance d'une restauration désormais impossible, et ne pensent-ils plus à leur pays ?
Ne se trouvera-t-il pas enfin un homme assez indépendant pour faire appel à la fusion des honnêtes gens, royalistes et républicains, et ne pourra-t-on pas arborer le drapeau neuchâtelois sans arrière-pensée?
Là, et là seul, est le salut de notre pauvre pays.
"Si l'on eût entendu ce sage et noble langage" ajoutait Philippe Godet qui citait ces lignes dans son ouvrage sur la Caisse d'épargne de Neuchâtel [P. 143-144], "le cours de notre histoire depuis 60 ans eût été changé".
Il est clair que rien de sensationnel ne jaillira de la prose qu'on va lire.
M. Arthur Piaget, dans le tome IV de son Histoire de la Révolution neuchâteloise, a jugé à propos de faire quelques emprunts aux mémoires de François de Montmollin, mais, en général, préfère, et pour cause, donner à ses auditeurs et lecteurs des échantillons d'opinions extrêmes, Grandpierre et Frédéric de Chambrier notamment.
C'est donc ici une opinion moyenne et, de ce fait, souvent un peu terne que nous allons entendre.
Après avoir rappelé qu'il était né le 3 avril 1802, dans la maison de famille sur la Place, François de Montmollin nous narre ses plus anciens souvenirs qui remontent à l'âge de quatre ans :
Nous étions alors en 1806 et des troupes françaises[Il s'agit de l'arrivée à Neuchâtel des 8000 hommes du général Oudinot, le 18 mars 1806.] faisaient leur entrée à Neuchâtel.
Ce que je me rappelle, c'est qu'elles vinrent se masser sur la Place, en colonnes serrées, et que j'assistai à ce spectacle depuis le balcon...
Au printemps 1811, mon père ayant été nommé secrétaire du Conseil d'Etat, nous allâmes loger au château.
Notre habitation se composait de toute la partie donnant sur l'Ecluse.
De ce moment, les souvenirs me reviennent de plus en plus en mémoire...
Je passais mes vacances d'été à la Cornée (montagne au nord des Verrières) chez mon grand-père Meuron, et celles d'automne à Concise chez M. Claude Du Pasquier, dont le fils Ferdinand était mon intime ami.
Ce que je me rappelle de mes vacances d'été, c'est d'abord que la course de Neuchâtel à la Cornée était tout un voyage.
Nous partions à 4 heures du matin dans un char à banc découvert.
On déjeunait à la Tourne, dînait à la Brévine et arrivait à la Cornée entre les 6 et 7 heures du soir.
Puis viennent quelques récits de polissonneries classiques et cet épisode dont on comprend qu'il ait gardé mémoire :
Un jour, je gardais les moutons et les vaches avec une jeune fermière le temps était humide et sombre, il faisait un brouillard assez épais, lorsque tout à coup un loup sortit du bois, qui, tout en courant, saisit un mouton par la cuisse, lui enlève une bonne partie et disparaît aussi rapidement qu'il nous était apparu !...
Et ce sont les réminiscences des séjours d'automne : "Les séjours a Concise étaient fort de mon goût, d'abord parce que c'était le temps des vendanges, puis on était en nombreuse compagnie"
Suivent quelques croquis typiques qui, contrairement à l'épisode du loup de la Cornée, auraient pu être écrits hier, car, dans notre heureux vignoble, comme dit Heredia:
Fille du soleil, l'automne enlace encore,
Du pampre ensanglanté des antiques mystères,
La noire chevelure et la crinière d'or.
Mais si la joyeuse vie des séjours d'été jurassiens et des parties de vendanges de l'automne sont de tous les temps, l'éducation à la Rousseau, par contre, est bien loin de nous :
Puisque j'en suis encore à ce qui se rapporte à mon enfance, c'est peut-être le lieu de dire ici que mon père, qui nous élevait très à la dure, on appelait cela une éducation à la Rousseau, nous fit aller jusqu'à l'âge de 11 ans tête nue et sans aucun couvre-chef.
Car le premier que je me rappelle avoir porté était une casquette à la prussienne; or, cette coiffure ne fut de mise qu'en 1814, après le passage des troupes alliées qui, à cette époque, envahirent la France.
Je me rappelle encore que j'étais assez téméraire;
c'est ainsi que plusieurs fois je suis monté tout au haut de l'orme qui est en face de la principale porte du temple, ou que, saisissant depuis le mur de la terrasse l'une des branches en y, je me balançais en dedans et en dehors de la dite terrasse...
C'était uniquement l'espérance d'être aperçu de jeunes, jolies et gentilles demoiselles, en un mot Mlles Uranie et Charlotte Dardel (maintenant Mmes d'Ivernois et Anker), qui demeuraient chez leur grand-père, M. le doyen Dardel, qui occupait la maison de cure située à l'extrémité en bize de la basse terrasse.
Enfin, notons ces souvenirs d'instruction religieuse chez M. le doyen Petitpierre, pasteur de Serrières.
Dans ce temps, les deux sexes prenaient leurs leçons ensemble et de jeunes coeurs comme les nôtres avaient bien de la peine à concilier le sérieux des leçons avec les jolis minois de ces demoiselles :.
Mais le séjour à la cure dut néanmoins porter ses fruits comme nous l'apprend cet épisode du départ pour un premier voyage à l'étranger :
Mais, avant d'aller plus loin, je dois consigner ici un souvenir qui montre combien peu à cette époque le réveil religieux était avancé.
En partant de Neuchâtel, ma mère, ne voulant pas me charger, outre mes effets, d'une grosse Bible (car à cette époque on n'en avait guère que de grosses), me recommanda d'en acheter une à Paris:
il s'agissait, à la vérité, d'une Bible d'Osterwald avec les réflexions.
Eh bien ! ce ne fut qu'après de nombreuses recherches que je parvins à en trouver une non seulement d'Osterwald, mais tout autre.
Maintenant, un jeune homme ne serait plus dans le même embarras.
Il fut un peu question pour le jeune François de Montmollin, au moment où nous en sommes, d'embrasser la carrière des armes.
Serait-ce à Berlin, au Bataillon des Tirailleurs de la Garde, ou bien en Hollande ?
Mais voilà que son père se décide brusquement à lui faire entreprendre un apprentissage de commerce.
Nous pourrions ici tourner les pages et franchir d'un pas cette période qui va de 1818 à 1825 s'il n'y avait peut-être quelque intérêt à glisser un regard hâtif et, qui sait ? de laisser peut-être échapper quelques regrets sur ces actifs et florissants cercles neuchâtelois installés dans les villes commerçantes étrangères, à la tête de négoces prospères.
François de Montmollin débute chez Oppermann, Mandrot & Co, au Havre.
"Un fait qui dépeint assez bien, nous dit-il, la condition des apprentis de commerce au Havre, à cette époque, c'est qu'ils n'étaient connus que sous la dénomination de "nègres".
Aussi nous faisait-on marcher rondement."
Mais il y a aussi les agréments de l'accueil des familles parentes ou simplement compatriotes.
Il y avait les Osterwald, dont le chef, grand ami de son père, était l'associé de la maison du Roveray, d'Ivernois & C'°, puis il y avait les Mandrot de Luze.
Et puis vint bientôt la distraction procurée par les voyages d'affaires:
"A cette époque, il n'y avait pas encore les bateaux à vapeur, je montai donc à bord d'un paquebot à voiles et nous mîmes 72 heures pour faire un trajet (la traversée de la Manche) que, par bon vent, on pouvait effectuer en 12 ou 13."
Nous trouvons ensuite, en 1821, notre jeune commerçant, son apprentissage terminé, dûment engagé dans la maison de commerce de son oncle de Meuron, frère de sa mère, et, après ceux du Havre, fréquentant les cercles neuchâtelois et suisses de Paris:
ce sont les familles Oppermann, Mandrot-Pourtalès, Muralt, de Luze, Breguet, Boyve, qui toutes accueillent le jeune compatriote. Ces derniers, à vrai dire, tenaient une sorte de pension à l'usage des Suisses de passage à Paris, et leur maison, nous dit-on aussi, passait pour être un peu une sorte d'agence matrimoniale.
Une fois, chez les Oppermann, on dîne dans la compagnie de M. de Villèle, alors simple député, et qui paraissait bien éloigné de songer à devenir président du Conseil des ministres de S. M. Louis XVIII".
Mais les deux maisons neuchâteloises les plus "huppées" étaient, certes, celle de M. James de Pourtalès et celle de Rougemont du Löwenberg, où notre jeune et modeste employé de commerce, un peu timoré, nous fait pénétrer à sa suite.
Tournons pourtant les pages sur ces récits, dont l'intérêt au point de vue de l'histoire neuchâteloise est un peu mince.
Après une série de voyages en Hollande, en Suisse, en Belgique, pour le compte de la maison de Meuron, François de Montmollin met un point final à sa carrière commerciale en rentrant dans sa bonne ville de Neuchâtel à la fin de l'année 1824, ville qu'il ne devait plus quitter que pour des voyages qui, à vrai dire, furent nombreux :
De ce moment, ma carrière commerciale est terminée et je passe l'hiver 1824-1825 au sein de ma famille.
Mon père était encore à cette époque secrétaire du Conseil d'Etat, nous habitions au Château dont le principal tenant était alors le gouverneur de Zastrow et sa famille.
Nous logions dans la partie du Château qui, depuis la République, est occupée par le Département des Finances et ses dépendances...
François de Montmollin ouvre ce deuxième chapitre de sa vie en se mettant simultanément au service de Vénus et de Bellone.
Il narre son mariage avec M"° Sophie de Tribolet-Vaucher, qui eut lieu le 12 octobre 1825.
Donnons quelques aperçus des premières armes, au service de Bellone s'entend, de ce futur major de Carabiniers, qui semble avoir toujours eu une prédilection marquée pour le militaire :
J'allai au printemps 1825 passer quelques semaines à la Borcarderie, où d'ailleurs m'appelait mon service militaire.
Etabli définitivement dans mon pays, je dus être incorporé dans les milices. Je choisis de préférence le deuxième département (Val-de-Ruz).
Les exercices du printemps terminés, je revins à Neuchâtel.
Le caporal est bientôt promu sergent-fourrier, puis lieutenant, et, enfin, après des stages répétés à l'Ecole militaire de Thoune et alternant avec les exercices du printemps, est nommé, le 24 juin 1830, capitaine d'infanterie.
Comme premier sous-lieutenant en 1828, il raconte avoir fonctionné dans les voltigeurs, au camp de Boudry, qui avait pour commandant en chef le colonel Frédéric de Pourtalès de Greng... :
A cette époque, j'avais pris grand goût au tir à la carabine, aussi m'étais-je fait recevoir membre de la Compagnie des Fusiliers et j'étais très assidu à ces exercices.
Cette année (1828), le tir fédéral eut lieu à Genève et je m'y rendis avec une députation des fusiliers...
Cependant, je trouvai le moyen de me rendre au tir fédéral de Fribourg toujours en compagnie de mes collègues des Fusiliers.
Nous entrâmes à Fribourg sous la conduite de Louis de Pourtalès-Sandoz, notre capitaine cette année-là.
L'orateur de la troupe était le chancelier Favarger, alors simple avocat, qui fit à notre arrivée au stand un discours des plus suisses, se terminant par ces mots à l'adresse des puissances qui auraient eu l'idée d'attaquer la commune patrie: "Halte, on ne passe pas."
Ces paroles, comme on peut facilement se l'imaginer, furent couvertes d'applaudissements par nos chers confédérés.
Quelques années plus tard, Favarger ne tenait plus le même langage.
Le 2 juillet, je fis au Val-de-Ruz, en compagnie du major Borel, tanneur à Valangin, l'inspection par village des hommes qui devaient se rendre au camp de Bière.
En revenant de Coffrane à Valangin, nous fûmes assaillis par un orage de grêle tel que je n'en avais jamais vu de pareil.
Il tombait des grêlons de la grosseur d'un oeuf de pigeon.
Cette colonne ravagea le Val-de-Travers, une partie du Val-de-Ruz, entre autre un domaine que je possédais alors à Clémesin et en outre le vignoble du Landeron...
C'est le 28 juillet que les cadres du bataillon entrèrent en caserne à Colombier.
Après s'y être organisé pendant deux à trois jours, le bataillon entier fut convoqué pour se préparer pendant une huitaine de jours à faire convenablement son service au camp de Bière.
Nous fûmes cantonnés à Boudry, Cortaillod et Bevaix.
Les voltigeurs étaient à Boudry et j'étais logé avec le lieutenant Auguste Junod chez M. Bovet-Fels à la Fabrique.
Pendant que nous étions à Boudry, arrive, comme un coup de foudre, la nouvelle de la Révolution de Paris et du renversement des Bourbons.
Comme dans les premiers moments, on ne savait pas si ces graves événements ne mettraient pas l'Europe en feu, nous nous attendions un peu à aller à la frontière comme troupe d'observation, lorsque, dans les premiers jours d'août, nous nous mîmes en route pour Bière... où le camp se passa le plus tranquillement du monde.
Le plus tranquillement du monde peut-être, mais non pas pour le jeune capitaine dont nous suivons l'histoire.
C'est ici qu'entre en scène le lieutenant-colonel Frédéric de Perrot, dont on sait le rôle, aux côtés de Bourquin, dans les événements de 1831.
M. de Perrot fut désigné pour commander le bataillon neuchâtelois à Bière, et, une fois arrivé au camp, il me fit sentir que, si je ne voulais pas entrer dans ses idées (politiques), il saurait bien m'en faire repentir, et, en effet, il n'y eut sortes d'avanies et de déboires qu'il ne me fit subir...
Aussi fut-ce un beau jour pour moi que celui du retour du bataillon à Neuchâtel où je fus pleinement et complètement consolé de tous les désagréments que j'eus à supporter par les témoignages d'affection que me donnèrent avant de nous quitter et la plupart de mes camarades et surtout la totalité des soldats de ma compagnie.
Vers la fin de cette même année 1830, "je recevais un brevet de premier-lieutenant à l'état-major fédéral qui ne devait pas tarder à être mis en activité.
Enfin, pour achever cette première partie de sa vie militaire, François de Montmollin va nous raconter sa participation à "l'armement fédéral de 1831", où l'armée fédérale fut placée sous les ordres du général Guiger de Prangin, secondé par le colonel (le futur général) Dufour, comme chef d'état-major.
Cette page de notre histoire militaire est aussi narrée par le lieutenant-colonel P. -E. Martin, archiviste d'Etat de Genève, dans le douzième cahier de l'Histoire militaire de la Suisse.
C'est à la pacifique occupation de Genève que prit part le jeune premier-lieutenant à l'état-major fédéral, et voici dans quelles circonstances:
Au mois de mars, la Diète mettant quelques troupes sur pied, le colonel Frédéric de Pourtalès-Castellane (celui-là même que nous venons de voir commander le camp de Boudry) fut appelé au commandement d'une brigade et nommé en cette qualité commandant de place de Genève.
Il eut la bonté de penser à moi et me désigna comme son aide de camp.
Avant de nous rendre à notre poste, nous fûmes chargés de faire une reconnaissance militaire dans la vallée du lac de Joux et les lieux avoisinants.
Randonnée dans les neiges jurassiennes, que connurent aussi plus tard nos soldats de 1870 et ceux de 1914. Mais arrive l'ordre de rallier Genève au plus vite, où il ne se passait du reste rien de grave :
Nous restâmes à Genève quelques semaines et, après avoir mis pied à terre à l'Hôtel de la Balance, nous primes un logement dans une maison située au Bourg de Four.
Le séjour que nous fimes dans cette ville fut des plus agréables.
Notre temps était partagé entre le service, qui consistait à organiser les bataillons genevois et valaisans qui composaient la brigade, des reconnaissances à cheval et des dîners et soirées que nous offraient les notabilités genevoises...
Avant de passer au récit des événements de 1831, il convient encore de marquer les étapes de la carrière civile de notre soldat citoyen durant ces mêmes années 1824-1831 :
En 1827, je fus élu membre du Grand Conseil de la ville de Neuchâtel.
A cette époque, il se recrutait encore de lui-même, ou plutôt c'était le Conseil général, composé des Grands et Petits Conseils, au nombre de 64 membres, qui faisait les nominations.
Le jour de son élection, le récipiendaire recevait dans la soirée et tenait table ouverte.
Cette cérémonie eut lieu chez mon père au Château, parce qu'alors nous étions encore au ménage de nos parents...
Ce fut dans cette année 1828 que je commençai à prendre un véritable intérêt aux affaires administratives.
Je savais qu'il existait à la Chancellerie un répertoire des registres du Conseil d'Etat et rien de pareil ne se trouvait aux archives de la ville pour le registre du Conseil général.
Sur ma demande, MM. les Quatre Ministraux m'autorisèrent à entreprendre le répertoire des arrêts de ce corps.
Je me mis à ce travail avec courage et je parvins à le terminer en deux ans, et n'y employant que deux heures par jour, de 5 à 7h. du matin, hyver et été.
Ce répertoire forme un gros volume in-folio qui existe encore à la secrétairerie de ville, à ce que je suppose.
Puis, au mois de janvier 1829, le Grand Conseil le nomme "maître des clefs": J'entrai en cette qualité dans la magistrature.
En 1830: "Je devenais cette année de droit dès le 1er janvier : "maître des clefs en chef": En cette qualité, je présidais le Conseil des 40 qui ne se réunissait que fort rarement et je faisais encore partie des Quatre Ministraux."
Dès le 14 juin viennent s'ajouter les fonctions d'inspecteur de police de la ville : "Il s'agissait de réorganiser complètement la police...".
Puis, au retour du camp de Bière, le capitaine, sa compagnie licenciée, reprend ses occupations administratives et de police :
"Ces occupations furent nombreuses et assez pénibles, d'abord parce qu'il fallait me remettre au courant des affaires et ensuite par le passage à Neuchâtel d'une partie des troupes suisses licenciées de France après la Révolution et rentrant dans leurs foyers."
[Il s'agit du retour dans leur patrie des derniers régiments suisses au service de France, dont deux régiments de la Garde qui venaient de prendre une part glorieuse aux "journées de Juillet", en se sacrifiant au service de Chants X comme leurs prédécesseurs du 10 août au service de Louis XVI.
"Après 35O ans de bons et loyaux services, les suisses avaient cessé de servir la France." de Vallière, Honneur et Fidélité, p. 676]
Cela se passait en automne 1830. La part prise par François de Montmollin au début de l'armement fédéral de 1831 a déjà été relatée, mobilisation dont un des épisodes devait être, comme on sait, l'occupation de Neuchâtel.
Terminons nos citations de cette première partie des mémoires par le bref récit des événements bien connus dont notre pays fut le siège au cours de l'été et de l'automne de l'année 1831 :
Au retour de St Maurice, je revins prendre mes occupations qui consistaient surtout dans les fonctions d'inspecteur de police.
Déjà les têtes commençaient à fermenter, plusieurs brochures et journaux prêchaient, si ce n'est une révolution, au moins des changements importants dans les différentes branches des services publics.
Extérieurement, la tranquillité était parfaite, surtout à Neuchâtel où la police avait les yeux ouverts.
Mais il n'en était pas de même dans les autres parties du pays où se tenaient des conciliabules présidés par le lieutenant-colonel de Perrot. Ces réunions avaient surtout lieu à Bevaix, Marin, Fontaine et Travers.
Mais, je le répète, à l'extérieur et ostensiblement on se tenait bien tranquille.
Vers la fin de mai, je reçus l'ordre de faire une reconnaissance militaire dans le canton de Vaud.
En compagnie du fourrier d'état-major Adolphe Renard, je parcourus successivement et dans l'espace d'une huitaine de jours les environs de Cossonay, puis je revins à Neuchâtel pour mettre mes notes en ordre et faire mon rapport que j'adressai directement au département militaire fédéral.
Cependant, l'agitation continuait et les têtes fermentaient de plus en plus, lorsque l'on annonça de Berlin l'envoi à Neuchâtel du major général de Pfuel en qualité de commissaire royal. Sa mission avait pour but de prendre connaissance des voeux des populations et de calmer les esprits.
Il y parvint momentanément en faisant au nom du Roi plusieurs concessions dont la principale fut l'établissement du Corps législatif qui remplaça les Audiences Générales.
Si je suis bien informé, et je crois l'être, ses pleins pouvoirs allaient même jusqu'à rendre Neuchâtel indépendant de la domination de la maison de Brandebourg et en faire purement et simplement un canton suisse [On sait combien cette opinion fut répandue, opinion que M. A. Piaget a réfutée au moyen d'arguments qui nous paraissent décisifs. (Voir A. PIAGET, Histoire de la Révolution neuchâteloise,tome IV, p. 21.].
Mais il trouva une telle résistance dans une certaine sphère qu'il dut renoncer à cette idée, et cependant quels maux n'aurait-il pas épargnés à notre pauvre pays s'il avait usé en plein de la latitude qui lui était laissée !!!
Une fois sa mission terminée et croyant avoir pacifié le pays, M. de Pfuel quitta le pays et retourna à Berlin pour faire son rapport.
Cependant les esprits ne restèrent pas longtemps calmes.
Dès le commencement de septembre et prenant pour prétexte l'annexion de Neuchâtel à la Suisse qui avait eu lieu le 12 septembre 1814, on proposa un banquet à la salle des concerts pour fêter cet anniversaire.
Je ne sais en l'honneur de quel saint je fus nommé membre du comité d'organisation de la fête.
Quoi qu'il en soit, prévoyant bien un peu d'échauffement, mais pas d'événements graves, je pus me soustraire à cette corvée en allant avec ma femme passer quelques jours à la Muhlimatt [voir A. PIAGET, ouv. cit., p. 232], chez mon beau-frère Stürler, où je comptais rester bien tranquillement jusques après la fête.
Le 12 septembre au matin, au moment où nous partions pour la chasse, je reçus une lettre de mon père, que je puis transcrire vu son laconisme et quoique 28 ans se soient écoulés dès lors:
"Ou annonce un mouvement pour la nuit du 12 au 13. Peux-tu ne pas être à ton poste ?"
Certes, il n'y avait pas à reculer. Heureusement, nous avions encore la voiture qui nous avait amenés de Neuchâtel.
Je fis immédiatement atteler et je partis de la Muhlimatt à 8 heures.
A 8 h 1/2 du soir, j'arrivais à Neuchâtel, ayant franchi ainsi en un peu plus de douze heures la distance qui sépare la Muhlimatt de Neuchâtel, 17 ou 18 lieues de Suisse. Il va sans dire que j'avais laissé ma chère femme à la campagne.
A mon arrivée, la ville était tranquille; cependant et sans rentrer chez moi, je me rendis immédiatement à l'hôtel de ville où je trouvai les Quatre Ministraux, réunis en permanence et fort inquiets des événements probables de la nuit.
En conséquence, je passai la nuit auprès d'eux: nuit pleine d'angoisse eu égard aux bruits vrais ou faux que l'on répandait et qui se succédaient d'un moment à l'autre.
De son côté, le gouvernement siégeait au château; la nuit se passa en pourparlers continuels tendant à savoir comment l'on se défendrait ou même si l'on se défendrait contre une invasion armée.
Bref, le résultat de tout cela fut que l'on ne se défendit pas et que vers 6 heures du matin une colonne de 4 à 500 insurgés vint prendre fort tranquillement possession du château de Neuchâtel.
Je laisse à des plumes plus exercées que la mienne le soin de raconter les différentes phases de cette tentative de révolution qui se termina momentanément, comme on le sait, par le retour du gouvernement légitime au bout d'une quinzaine de jours de véritable anarchie et à l'aide de bataillons fédéraux. Néanmoins, je ne puis passer sous silence quelques traits peu connus et cependant assez caractéristiques.
Entre 3 et 4 heures du matin, nous vîmes arriver à l'hôtel de ville un homme habillé en milaine. C'était l'avocat Favarger, depuis conseiller d'Etat et chancelier et alors maire de Travers.
Favarger qui, dans les commencements de la fermentation, n'avait pas peu contribué par ses écrits à attiser le feu, s'était rallié franchement au gouvernement du Roi, du moment où on lui avait donné un os à ronger, et cet os, c'était la mairie de Travers.
Les gens de cette localité, éminemment révolutionnaires, gardaient rancune à Favarger de son revirement, aussi, lorsque le mouvement fut décidé, cherchèrent-ils à lui faire un mauvais parti et cernèrent dans ce but le château où il était domicilié.
Néanmoins, il parvint à s'échapper par une porte de derrière et put atteindre une maison des environs habitée par un justicier, chaud royaliste, et là eut lieu le déguisement sous lequel il arriva à Neuchâtel ayant toujours autant que possible évité la grande route et pris à cet effet le chemin du Champ du Moulin.
Quoi qu'il en soit, lorsqu'il se présenta à l'hôtel de ville, il était dans un état d'excitation plus facile à concevoir qu'à décrire.
Il entra immédiatement chez les Quatre Ministraux où il se déchaîna avec beaucoup de violence sur la lâcheté qu'il y aurait à ne pas se défendre contre une bande de 2 à 3 cents misérables bandits, les trois quarts pris de vin et mal armés.
Néanmoins, le Conseil d'Etat en avait décidé autrement et, malgré Favarger, la résolution fut maintenue.
Pendant que les insurgés étaient au château, le Conseil d'Etat siégeait dans un appartement écarté de la maison Sandoz-Rollin qui était président en exercice.
Le secrétaire d'Etat (c'était alors mon père) était installé dans une espèce de grenier dont l'accès était assez difficile. Un jour, une députation de quelques personnes dont je faisais partie demandèrent une audience, désireux qu'on était de savoir ce que l'on pouvait craindre ou espérer.
Il était évident que le président ne pouvait pas dire grand'chose. Cependant, il lui échappa de prononcer ces paroles : "Hélas, Messieurs, nous sommes sur la pente douce", ce qui consterna plusieurs personnes;
et pourtant si à cette époque on n'avait pas fait des pieds et des mains pour gravir de nouveau cette pente, peut-être eut-on évité bien des malheurs, et notre pauvre pays ne serait-il pas dans la malheureuse opposition où il s'est trouvé après 1848.
Un autre incident (celui-ci tout comique) survint le jour même de l'entrée des insurgés au château.
C'était entre cinq et six heures qu'ils avaient pris possession du siège du Conseil d'Etat.
A 8 heures, un vénérable magistrat se présente à la porte du Conseil qui était gardé par un factionnaire.
Celui-ci voyant un vieillard lui demande où il va : "Mais je vais au Conseil." - "Il n'y a plus de Conseil", répond le factionnaire. "Ah ! c'est différent", répartit le vieillard, et Jean s'en retourna comme il était venu.
Cet homme n'était autre que M. le président de Tribolet-Hardy, maire de Lignière pendant nombre d'années, qui n'avait guère mis le pied dans sa juridiction que le jour de son installation.
A vrai dire, M. de Tribolet n'était pas grand voyageur, car de sa vie il n'avait quitté Neuchâtel, sauf une fois pour aller à Bâle.
L'insurrection momentanément vaincue grâce aux bataillons fédéraux, l'ordre fut rétabli dans le pays, mais non le calme comme on ne tarda pas à s'en apercevoir.
Je profitai de cette bonnasse pour aller faire un court séjour à Paris où me rappelaient les affaires de la maison Meuron.
Avant la fin du mois d'octobre, j'étais de retour à Neuchâtel où l'on s'occupait de préparatifs et défenses, car les fauteurs de désordres relevaient fièrement la tête et tout faisait présager une nouvelle insurrection mieux organisée, plus générale et par conséquent plus dangereuse que la première.
D'un autre côté, le parti royaliste s'organisait aussi, par les soins du général de Pfuel, lequel, de commissaire du Roi dans la Principauté, était devenu gouverneur.
Ce fut dans la seconde quinzaine de décembre qu'éclatèrent les hostilités. Mon rôle dans ces événements se borna à peu de chose, car mon poste d'inspecteur de police me retenait forcément à Neuchâtel où, en cas d'attaque, j'étais chargé de la défense de la route conduisant au Val-de-Ruz et des abords de l'Hôtel de Ville.
Mais comme on ne donna pas aux insurgés le temps d'approcher, mes gens et moi nous n'eûmes rien à faire qu'à maintenir la tranquillité intérieure.
Quoi qu'il en soit, deux ou trois jours avant la fin de l'année, tout était terminé et la Révolution vaincue sur tous les points.
Le Val-de-Travers, la Chaux-de-Fonds et quelques villages du Vignoble étaient occupés par les royalistes, de sorte que le Nouvel-Au se passa fort tranquillement et le mois de janvier fut employé en fêtes et divertissements de toute nature dont Mme la comtesse Pourtalès-Castellane était l'âme et la grande promotrice.
C'est sur cette vision de festivités "ancien régime", qui fait un peu songer au mot fameux de Sieyès, que nous terminerons nos citations de cette première partie des souvenirs de François de Montmollin.
On a bien constaté que les auditeurs ou lecteurs de M. Piaget n'y auront rien appris de nouveau sur les événements de 1831, aussi l'auteur des mémoires ne vient-il pas de nous dire : "Je laisse à une plume plus exercée que la mienne le soin de raconter les différentes phases de cette tentative de révolution ?"
Nous pourrons, une autre fois, rôder un peu en compagnie du même guide autour de 1848 et de 1856.
Il y aura peut-être intérêt à voir se manifester le tempérament conciliant du maire (ou de l'ancien maire) de Valangin et le chagrin que lui causa la vanité de ses efforts.
Hélas ! François de Montmollin aura lieu de regretter amèrement la "pente douce" dont parlait Sandoz-Rollin, ce qui dans son esprit voulait dire: évolution pacifique, rupture à l'amiable avec "l'auguste maison de Brandebourg"
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