Une institutrice à la cour d'Angleterre

Charlotte de Spérendieu, née Montmollin, 1744-1826

(MN 1948, p.33-43)


 

Les amateurs du passé, ceux qui s'efforcent de reconstituer au moyen de fragments épars la biographie de nos prédécesseurs, déplorent ces destructions massives effectuées à l'occasion d'un déménagement, d'un décès, de rangements d'armoires ou de bahuts, d'une revue de galetas. Les grands poêles, les cheminées de nos vieilles demeures, le pilon de nos papéteries ou nos prosaïques corbeilles à papier ont englouti à jamais de précieuses reliques, évocatrices de temps révolus. Cependant, parfois, le chercheur a la main heureuse, témoin cette étude. Elle fut rédigée principalement à l'aide de notes et de lettres réunies par M. Tournier, à Casablanca. Recueillies patiemment par cet ami bienveillant et lointain, ancien propriétaire du château d'Aiguefonde, où Charlotte résida pendant trente-cinq ans, cette documentation sommeillait dans un dossier, au delà des mers, depuis le début du siècle. Qu'on me permette de marquer ici toute ma reconnaissance envers M. Tournier à qui je dois la faveur de pouvoir faire revivre pendant un moment Charlotte de Spérandieu, dame d'Aiguefonde, née Montmollin, qui fut institutrice à la cour de Russie et à celle d'Angleterre. Il se dégage de la correspondance de mon héroïne de rayonnantes qualités de coeur, de charité, un constant désir d'aimer, d'être utile et de rendre service, qui charment, qui étonnent, qui retiennent l'attention.

Charlotte arriva en ce monde dans l'ancienne cure de Môtiers-Travers, à l'entrée de l'hiver 1744. Elle était la deuxième fille du pasteur et professeur Frédéric-Guillaume de Montmollin, dont le nom est souvent associé à celui de Rousseau. Montmollin venait d'être installé pasteur de l'endroit. Il y avait déménagé avec sa famille naissante et ses pensionnaires. La mère de Charlotte était dame Jeanne Tissot, fille du pasteur de Colombier. C'était une très humble femme, cachée en sa maison, chez laquelle on sentait, comme l'a fait remarquer Fritz Berthoud un esprit net, un coeur chaud. Du côté paternel, Charlotte était la petite-fille du fougueux chancelier Emer de Montmollin. Celui-ci mourut prématurément sur la route, à son retour de Berlin, pour avoir disputé jusqu'à l'enrouement avec un moine qui lui tenait tête, dans la voiture où ils roulaient de compagnie, et cela sur des matières de religion qui ne sont pas toutes aplanies. Emer laissait une famille de treize enfants et une succession chargée. Sa veuve, une Française de Montbéliard, dut prendre des pensionnaires pour faire face à de grandes difficultés matérielles. C'est là qu'il faut chercher l'origine de l'institut d'éducation qui sera ensuite celui du pasteur de Môtiers pendant quarante ans. C'est aussi dans ce milieu pastoral mais surtout pédagogique qu'il y a lieu de situer l'enfance et la jeunesse de Charlotte. En fait, la maison de ses parents sera la sienne jusqu'à sa trente-troisième année.

Les pensionnaires du pasteur animèrent, au milieu du XVIIIe siècle, le village de Môtiers. Les filles étaient logées à la cure. Les garçons étaient relégués, sous la surveillance de moniteurs, dans un bâtiment proche dénommé la Bergerie. On y venait de près et de loin. On relève dans la liste des pensionnaires des noms de chez nous, qui voisinent avec ceux des pays de Vaud, de Bâle, de Berne, de Zurich et de Hollande. Quelques familles protestantes françaises y envoyaient aussi leurs enfants. Le pasteur était doué d'un esprit dont le repos ne se trouvait que dans le sein des travaux, c'est ce que le quatrain qui accompagne son portrait nous apprend. Il fut néanmoins favorisé dans une large mesure par la collaboration de son épouse et dès que l'âge le permit, par l'aide de ses filles, Elisabeth et Charlotte. Avec les années, la famille s'était accrue de six frères et d'une soeur cadette. Il semble que Charlotte ne profita pas toujours de la large vie sociale de son milieu. Sa mère écrivait au sujet d'une invitation qu'elle avait reçue: Il faudra remercier honnêtement, car outre qu'elle n'a pas de goût pour de pareilles choses, elle n'est point en équipage de se présenter. Cependant elle devait parfois descendre avec les siens, jusqu'à Colombier, présenter ses compliments à son grand-père, le pasteur Tissot. A Neuchâtel, où elle avait des tantes, elle allait aussi saluer son parrain, le maître-bourgeois et négociant Charles-Guillaume de Montmollin. Elle dut connaître sa boutique aux senteurs variées, où l'on vendait des épices et les marchandises les plus diverses. Au moment du conflit Rousseau-Montmollin, Charlotte avait vingt ans. On aimerait savoir quel fut son comportement à l'égard de son père pendant cette crise qui troubla profondément ce foyer, mais rien n'a été relevé à ce sujet.

Deux idylles simultanées animèrent cette jeunesse. La chronologie en est confuse. Charlotte éprouva premièrement de tendres sentiments pour le fils d'un chirurgien de Môtiers. Il s'appelait Benoît Clerc, il avait dix ans de plus qu'elle. Ce fait n'est connu que par un procès-verbal intervenu plus tard, dans lequel chaque partie reprenait sa liberté et où de nombreux témoins reconnaissaient que les lettres échangées avaient été détruites par le feu.

Spérandieu, un grand jeune homme élancé, qui avait une belle physionomie, fut l'objet de la deuxième idylle, celle qui devait aboutir bien tardivement, alors que les amants approchaient de la cinquantaine. Originaire du Languedoc, Spérandieu était en pension à Môtiers. A la suite d'un accident survenu pendant son séjour, il fut soigné par la fille du pasteur. Les jeunes gens s'aimèrent depuis lors. Mais les années s'écoulèrent. Spérandieu entra aux chevau-légers de la garde du roi en juin 1763, tandis que Charlotte restait chez ses parents. Y eut-il échange de lettres entre le brillant officier qui menait une vie de garnison et l'institutrice qui assistait son père dans un modeste village de montagne ? Aucune lettre ne permet de l'affirmer.

Sa soeur aînée avait épousé Charles-Guillaume d'Ivernois, le trésorier général, qui fit coup sur coup deux héritages substantiels. Charlotte séjournait dans leur maison de Bellevaux, rue de la Pommière, à Neuchâtel.

Sa soeur cadette Marie-Alexandrine, de onze ans plus jeune qu'elle, prit aussi mari en la personne de Frédéric Girardier, négociant à Lyon. D'autre part, il y eut beaucoup de deuils dans la famille. Des six fils du pasteur, deux décédèrent au berceau, un disparut à Nantes, un autre mourut au Cap, revenant des Indes, un autre encore en Guyane hollandaise. Seul Jean, après avoir été dans le commerce à Lyon, revint au pays, à vingt-trois ans. Malade, il paya aussi son tribut à la nature.

A deux reprises déjà, une partie du mobilier et de l'agencement du pensionnat avait été vendue en montes publiques. Il y a là indication qu'avec l'âge, le professeur était heureux de restreindre son activité. Charlotte était probablement moins occupée. Elle avait trente-trois ans.

Par ses nombreuses connaissances, Frédéric-Guillaume de Montmollin était entré en relations avec la cour de Russie. Catherine II, imitant Mme de Maintenon fondatrice de Saint-Cyr, avait créé une institution destinée à recevoir des jeunes filles de famille. C'était le couvent de Smolna, à Saint-Pétersbourg. Charlotte y sera institutrice de dessin et de broderie. Il n'y a pas de récit sur son départ et sur son voyage. D'ailleurs, sur le long séjour qu'elle fit sur les bords de la Baltique, qui dura sept années, il y a peu d'informations. Il semble qu'elle donnait des leçons à de jeunes princesses et qu'elle vivait dans l'entourage impérial. De rares lettres échangées avec ses parents fournissent un faible aperçu sur son activité. D'une lettre d'amie, nous apprenons qu'elle fut dangereusement malade. Un voyageur qui avait approché l'exilée parle d'elle en ces termes : Elle est fort occupée et fait bien ses affaires. Si elle était moins généreuse et surtout plus intéressée, elle réussirait encore mieux. Le voyage était à cette époque hérissé de difficultés. Il n'y avait pas de communications régulières entre Saint-Pétersbourg et Königsberg. Les vaisseaux ne partaient qu'en mai, après la fonte des glaces. De Lubeck, on se rendait à Strasbourg et Bâle par les voitures publiques.

On ne sait ce qui détermina notre héroïne à mettre un point final à cet épisode peu connu de son existence et à quitter ses chers Russes. Lassitude, santé, désir de se rapprocher de sa patrie ? Fut-elle réclamée par sa mère qui était veuve depuis une année ? Y avait-il reprise de contact avec Spérandieu ? Autant de points interrogatifs.

Charlotte est signalée au cours de son voyage de retour à son passage à Francfort où elle fut saluée par son neveu d'Ivernois qui ne l'avait jamais vue. Quelques jours plus tard, elle fut accueillie dans son vallon natal, où elle passera l'hiver avec sa mère. Ce séjour ne devait pas être très long et une occasion de repartir devait bientôt se présenter. Le pasteur Ferdinand-Olivier Petitpierre, la victime de la querelle de la non-éternité des peines, avait un cher et digne ami, M. de Guiffardière, conseiller de la reine Charlotte d'Angleterre, épouse de George III. Guiffardière cherchait une gouvernante pour les petites princesses de huit et neuf ans. Une première candidate, Mme Bertrand, née Ostervald, effrayée par la retraite quasi claustrale qui se présentait, déclina l'offre qui lui était faite. Petitpierre songea à faire bénéficier la famille du pasteur Montmollin de la perspective qui s'ouvrait à Londres. Charlotte est agréée. Il s'agira pour elle de beaucoup plus de gêne que de peine, mais elle aura à faire à la maîtresse la plus indulgente. Le départ est fixé à fin juillet. Sa Majesté fera tous les frais du voyage. A son arrivée à Londres, la voyageuse descendra près du palais de Saint-James. Guiffardière viendra l'y chercher pour la conduire à Windsor. Elle sera placée sous les ordres de la gouvernante, lady Winch. Elle aura à éduquer des enfants du plus aimable caractère. Le passeport de la voyageuse est daté de Neuchâtel, le 13 août 1785. Un deuxième nom y figure, celui d'une fille de chambre, Suzanne Yornest, ancienne servante du ménage Dardel. Suzanne devra être économe, adroite, savoir bien coiffer, article essentiel. A tous ces talents, elle joindra celui d'être tailleuse et lingère. Institutrice et servante seront bien entourées pendant le voyage. Julie Petitpierre sera de la partie. C'était une jeune fille qui avait lu des romans, très satisfaite d'elle-même et fort éveillée. Et Treytorrens qui se rendait en Russie via Londres, se joindra à ces dames.

On s'embarqua à Calais le 1er septembre 1785. Les vents étaient contraires. La traversée fut longue. Le premier contact avec les îles ne manqua pas de pittoresque. Au lieu d'atteindre Douvre, on débarqua à Deal, en rade exposée, au moyen des chaloupes.

Qui était la reine dont l'institutrice allait dépendre ? Elle appartenait à la famille Mecklembourg-Strelitz. Jeune encore, elle avait fait parvenir en haut lieu une protestation contre les ravages exercés par les Prussiens chez leurs voisins. Ce geste fut porté à la connaissance de la cour d'Angleterre et attira sur elle l'attention de son futur époux. Elle vit George III pour la première fois peu avant le couronnement, alors qu'elle venait de débarquer. On raconte que, lors de la cérémonie, un gros diamant se détacha de la couronne. Cet incident fut considéré comme un mauvais présage. Il n'en fut rien et cette alliance fut des plus heureuses, du moins jusqu'à la démence du roi. La reine voua toujours beaucoup d'attention aux affaires domestiques. Elle ne s'ingéra pas dans la politique du royaume.

Le premier contact avec la cour qui passait pour être ennuyeuse et sans éclat, où l'étiquette était strictement observée, fut des plus favorables à Charlotte. Ses appointements furent tout de suite doublés. La reine lui témoigna de la confiance et de la bienveillance. Elle chercha à lui procurer des amusements. "J'ai été, écrit-elle à sa mère, à un superbe concert où toute la famille royale et toute la noblesse assistaient, la reine fut si bonne que de me donner un billet et pourvut au cavalier qui devait m'y conduire. Le roi lui marqua aussi de l'intérêt. Il l'entendait parler avec plaisir, tant elle avait vu de choses dans les différentes positions qu'elle avait occupées, en Russie et ailleurs. Charlotte apportait à ses récits de la simplicité et de la netteté.

Guiffardière avait raison en écrivant que la débutante ne rencontrerait que peu de peines. Les petites princesses correspondaient à la description qui en avait été faite. Marie et Sophie, deux cadettes d'une famille de quinze enfants, jouissaient en effet du plus aimable caractère. L'aînée épousera son cousin, le duc de Gloucester, feld-maréchal des armées britanniques. Sophie eut une destinée pathétique. Humble, charitable et débonnaire, elle devint progressivement aveugle.

Sous l'oeil vigilant de lady Finch, la Moulié, c'est ainsi que l'institutrice était baptisée, donnait des leçons de français, d'histoire ancienne et de travaux à l'aiguille. Ses élèves s'appliquaient aussi à confectionner des bourses en filet de soie et autres fantaisies en perles qui furent longtemps en vogue.

D'ailleurs d'autres professeurs papillonnaient dans l'entourage des élèves. Citons Miss Planta qui enseignait l'anglais, Mlle Moula, l'amie de Mme de Charrière, Miss Goum, puis l'animateur du palais, l'ancien pasteur Guiffardière, dénommé Monsieur Turbulent. Mais la vedette était certainement Fanny Burney, dont le journal, publié plus tard, fait pénétrer le lecteur dans l'intimité de la cour d'Angleterre. Il semble bien que cet imposant corps enseignant, ayant à charge l'instruction de ces petites filles modèles, n'était pas débordé par un surcroît de besogne. Ces aimables enfants avaient de charmantes attentions. Leur chère Moulié, malade, reçut d'elles de gentilles lettres appliquées, rédigées en français. Elles y relatent les progrès réalisés, les menus incidents des leçons. Elles décrivent leur visite à la cour où il faisait bien étouffant. Elles ajoutent qu'elles font des progrès en anglais, d'où il est à supposer que ces fillettes n'avaient pas de langue maternelle. Toutes deux portent un vif intérêt à la patrie et à la famille de Charlotte. Lisette d'Ivernois, une nièce, est flattée, le jour de son mariage, de pouvoir se parer d'un bouquet de fleurs artificielles et de jouer d'un éventail. Ces deux objets étaient des présents de la princesse Sophie. Quant au frère de Lisette, il fut très glorieux d'une montre toute neuve qui venait d'une princesse.

A peine installée, la fille du pasteur de Môtiers fut largement mise à contribution. On savait qu'elle aimait à rendre service. Les connaissances de Suisse et d'ailleurs lui demandaient de s'occuper de leurs protégés. C'était une demoiselle Baron à placer à Londres, de jeunes Anglais à envoyer en Suisse chez les d'Ivernois. Comme ils payaient bien, on était fort heureux de les recevoir. D'anciennes relations de Russie aimeraient venir en Angleterre. Ferdinand-Olivier Petitpierre recommandait Ostervald, secrétaire depuis quatorze ans de Mr. Walpole, ministre du roi à Lisbonne, qui cherchait à changer de milieu à la suite de la faillite de son père. En outre, Petitpierre aimerait qu'on retrouvât à Londres une parente qui n'avait pas payé une montre en or. Le pasteur Dardel, à Neuchâtel, demandait qu'on plaçât ses filles en Angleterre. Miss Bernard, à Londres, voudrait aussi changer d'emploi. Mlle Delachaux, qui se plaignait du manque d'amabilité de la famille anglaise dans laquelle elle était placée, aimerait quitter la campagne et venir habiter la métropole. Le cas de cousine Lisette Rognon est encore différent. Etant en Angleterre, elle aimerait se caser en Hollande où son frère était établi. Le procureur de Valangin, Louis de Montmollin, avait aussi deux filles qui voulaient voir du pays et un protégé, le ministre Peter, qui cherchait à suivre le même chemin. Charlotte devra aussi surveiller le jeune Meuron qui partait pour l'Angleterre et qui ne devra pas fréquenter une parenté jugée vulgaire et qui aimait trop la grosse joie. Vous êtes si inclinée à faire le bien qu'on ne manque pas d'en abuser, lui écrit-on au sujet d'un certain Jeanrenaud qui lui causait peines et embarras. Et plus tard, David-François de Montmollin, le vieux pasteur de Québec, qui avait cessé de plaire à ceux de son église, demandait à sa nièce d'intervenir auprès de la couronne en sa faveur. Une cousine de vingt-deux ans, Marianne de Montmollin, était aussi arrivée à Londres. Sa parente lui trouva de l'occupation chez la mère du chevalier Stanley. Le prestige royal qui rejaillissait sur Charlotte, l'honneur d'un voisinage princier, lui occasionnaient de multiples interventions.

Dans cet ordre d'idées, les commissions, les petites corvées surgissaient de partout, sans parler des présents nombreux et fréquents que parents et amis, au loin et au près, recevaient avec des transports de reconnaissance: objets vestimentaires, bijouterie; il est même question d'une montre envoyée en Suisse, sans oublier le bon fromage du Jura pour Guiffardière qui l'aimait tant.

Les princesses et leur suite résidaient à Queen House, à Londres, plus rarement à Prince Edward House, à Kew, mais principalement et sans discrimination de saison à Lower Lodge, au château de Windsor. Le climat de cette dernière station était redouté de Charlotte qui avait une santé délicate. Parfois aussi la plage, et plus particulièrement Weymouth, apportait un changement apprécié dans cette ordonnance des séjours. C'était alors un beau caquetage dans l'entourage des jeunes altesses pour savoir qui en serait et qui n'en serait pas. Toute la diplomatie bienveillante de la reine ne suffisait pas à atténuer les frictions et les bouderies qui surgissaient à cette occasion.

On aimerait apprécier avec exactitude le rôle que Charlotte joua devant la reine et la cour. Il est difficile de formuler un jugement convenable. La correspondance portant sur six années passées dans cette ambiance royale est discrète sur tout ce qui touche à Leurs Majestés. Beaucoup de missives ne traitent que de sujets sans grande portée et de petits détails domestiques. Il y a lieu d'ailleurs d'interpréter avec précaution ce courrier. On connait le ton prétentieux et apprêté du XVIIIe siècle. Le sens des lettres échappe parfois au lecteur, tant le style y est enrobé de compliments. Connaissances, amis et parents, tous sensiblement intéressés, excellent dans l'art d'exalter les vertus de celle qui pourtant n'est pas sensible à la flatterie. Mon mari me disait ce matin que si je venais à mourir, vous seriez de toutes les personnes qu'il connaît, celle qu'il choisirait pour me remplacer, écrivait Mme Cooper, née Moula. Connaissant ta bonté, je crains que tu ne t'oublies pour ceux qui t'environnent lui confiait son amie Déodate de Rougemont, à Saint-Aubin. Il est temps de goûter auprès de vous les douceurs de l'amitié, renchérissait une cousine. Sa soeur apprenait avec la plus naïve satisfaction tout ce que M. Meuron, de la Grenade, disait d'avantageux d'elle. Il m'a raconté combien tu étais aimée et estimée de la reine et de ses alentours. Son beau-frère, le trésorier d'Ivernois, déclarait: Nous sommes sensibles aux marques de bienveillance que vous recevez et qui rejaillissent aussi sur nous.. Est-il un être qui vous connaisse et qui ne vous aime pas, disait encore sa cousine Lisette.

Il est certain que ces éloges sont quelque peu exagérés, mais il n'est pas moins vrai que Charlotte se fit en Angleterre, comme ailleurs, beaucoup d'amis. Les mesquineries, les rivalités, les intrigues et les jalousies, que l'on soupçonnait dans le milieu où elle vivait, avaient peu de prise sur elle.

Comme ses collègues, elle avait un train de vie fastueux. Dans notre petit coin de Neuchâtel, on ne se fait pas idée qu'il faille autant de choses pour paraître à une cour, lui écrivait-on. Ou encore Quant aux longues toilettes que votre état exige, l'habitude vous rendra sûrement ce devoir moins pénible.

Elle était souvent réclamée par ses connaissances, le banquier Rougemont, Guiffardière, qui, marié, avait un appartement en ville, ou encore le pasteur Peter qui l'invita au baptême de sa fille dont Charlotte était marraine. Accompagnée d'une amie, passant devant la porte de M. Herschell (qui découvrit la planète Uranus), elles iront voir ses fameux télescopes et demanderont la permission d'en faire usage le soir.

Deux deuils que l'éloignement accentuait, apportaient leur tristesse jusqu'à elle: le décès de sa mère qui avait reçu heureusement une ultime lettre affectueuse de sa fille; puis sa soeur, Mme d'Ivernois, mourut dans la cinquantaine, quelques années plus tard. Charlotte offrit de quitter la cour et de venir élever les sept enfants de cette famille. Son beau-frère d'Ivernois refusa car elle ne devait pas quitter le service de Leurs Majestés qui étaient si bonnes pour elle.

C'est une fois de plus sans succès qu'on cherche le fiancé énigmatique. Aucun indice, aucune allusion dans les échanges de correspondance. Charlotte restera-t-elle célibataire ? On lui conseillait de se constituer un petit capital et de renoncer à son goût pour la générosité. Elle pourrait ainsi acheter plus tard une maison et un verger dans son pays.

Mais brusquement, sans qu'aucune allusion ne l'eût fait prévoir, Spérandieu vint à Londres, au début de l'année 1791. Ce n'était pas pour fuir la révolution comme cela fut insinué, mais pour aller au-devant de sa fiancée. Il avait promis le mariage pendant un séjour antérieur. Il avait dit qu'il reviendrait. Une très ancienne amitié allait enfin trouver sa conclusion.

Les commentaires peu obligeants de la famille Spérandieu, qui se transformèrent en tradition, relataient qu'il retrouva Charlotte horrible de figure par la petite vérole. Nullement enthousiasmé, mais en gentilhomme, il ne put se dédire. Cette version jette une ombre sur un récit qui, d'autre part, ne fait ressortir que d'aimables qualités. Elle ne cadre pas avec les lettres qui ne font pas d'allusion à cette imperfection physique. On peut la considérer comme suspecte. Il est évident que les Spérandieu, pour des raisons d'intérêt, ne voyaient pas favorablement cette union tardive. Et dans cet ordre d'idées, Charlotte préféra ne pas consulter les siens, en Suisse. Son banquier Rougemont, à Londres, l'approuvait: Votre famille est trop rétrécie pour vous donner un avis désintéressé écrivait-il.

Mais en Angleterre, les compliments, les voeux, les félicitations arrivent de tous côtés. Les amies s'agitent. La reine qui a pourtant bien accueilli la nouvelle dit en plaisantant qu'elle ne veut pas quitter Charlotte qu'elle ne l'ait vue pendue. Elle a si fort envie de la garder qu'elle espère y parvenir d'une manière ou d'une autre. Marianne Moula remarque aigrement que la reine fait autant de fuss (d'esbroufe) de ce mariage que si c'était une de ses filles. Les cadeaux pleuvent de toutes parts. C'est, par exemple, une urne et deux candélabres qui feront, plus tard, un beau souvenir royal dans les salons du château d'Aiguefonde.

On s'est de tout temps facilement marié en Angleterre. Les formalités y sont simplifiées. Les lettres sont vagues sur la cérémonie qui eut lieu à Londres, à la fin de l'hiver 1791. Nous n'avons pas de description de cette noce. Pas de mention non plus d'un départ qui dut provoquer beaucoup de protestations d'amitié. Charlotte fut remplacée auprès de ses gracieuses élèves par une cousine qu'elle fut heureuse d'introduire auprès de la reine. Elle s'appelait Julie de Montmollin. Elle sera vingt-trois ans fidèle à sa vocation, avant de revenir à Neuchâtel jouir d'une retraite tranquille.

Une fois de plus l'imagination doit suppléer au manque d'information sur l'équipée qui conduisit les époux de Londres à Aiguefonde, en passant par Bristol et Bordeaux. A destination, le mariage déjà célébré en Angleterre, fut régularisé civilement, sans apparat, à Mazamet, en juillet 1791. C'était l'année de la Constitution. La situation était encore tolérable en France, la révolution n'était pas trop menaçante. Pourtant ce voyage de noce, cette lune de miel, précipitaient ceux qui avaient tout pour être suspects dans la gueule du loup. Qu'allait faire Spérandieu pour échapper à l'inclémence des choses ? On verra heureusement que les événements ne leur seront pas tragiquement contraires, comme cela ressort d'informations puisées dans les archives de la famille:

Spérandieu était imbu des idées philosophiques de sa femme, personne de beaucoup d'esprit. Ils furent les premiers à accepter les principes et les bienfaits des temps nouveaux. Suivant un journal du pays, Spérandieu brûla sur la place publique de Mazamet, la majeure partie de ses titres de noblesse et de propriété, ces hochets de l'orgueil et de la vanité. Il faut croire cependant qu'il en est resté, tout au moins ceux qui existent encore dans la famille, sans parler des documents qui furent emportés par les gens de la maison ou autres et qui plus tard les revendirent. Spérandieu en outre se concilia l'amitié des habitants en laissant abattre une partie de la grosse tour du château, dont la hauteur prodigieuse rappelait trop bien la grandeur de la famille. Néanmoins, dans bien des circonstances, il fut obligé, avec sa femme, de se cacher sous les marches de l'escalier, conduisant de la salle du billard au grenier. Ces marches se relevaient au moyen d'une charnière. On attendait dans cette cachette le départ des forcenés venus en bandes de Mazamet ou des environs.

L'inconfort de ces premières années ne transpire pas dans les lettres qui arrivent de Suisse. Elles ne contiennent que de discrètes allusions à la révolution.

En dehors de lourdes inquiétudes, de menaces et de revers de fortune, le citoyen et la citoyenne Spérandieu s'en tirèrent sans trop de dégâts. Leur popularité les avait sauvés. Puis, la tourmente s'étant éloignée, Charlotte devint la bonne dame d'Aiguefonde, toujours prête à soulager les infortunes.

Elle rêvait, alors qu'elle donnait des leçons aux princesses, d'une retraite et d'une maisonnette dans son rude vallon natal qu'elle ne revit jamais. Et grâce à la constance du grand jeune homme élancé, qui avait une belle silhouette, comme l'écrivait Louis de Montmollin, le procureur de Valangin, cette modeste maisonnette, tel en un conte de fées, s'était transformée en un beau château, placé en un site ravissant, au revers de la Montagne Noire, dans un pays où fleurit l'oranger.

Les promeneurs qui visitent actuellement le parc de ce château s'arrêtent un moment dans la châtaigneraie, devant une pierre tombale, sous laquelle dorment les deux héros de cette courte histoire. Sous les lichens qui recouvrent le marbre on déchiffre non sans difficulté ces mots: Ici reposent deux époux bienfaiteurs de la contrée, Charlotte de Montmollin, décédée à 84 ans, et Jean-Louis de Spérandieu, décédé à 80 ans. Hommage et reconnaissance.

Roger de Montmollin

           

Musée neuchâtelois 1948, p. 33-43