Origines de troubles graves: une histoire d'impôts
En 1748, la population a vu non sans déplaisir se substituer à la "régie" pour l'administration des revenus du prince, un autre système dit de la "ferme".
Nos aïeux n'aimaient guère que l'on changeât d'habitudes, surtout s'agissant d'impôts.
Sous le système de la "régie", le gouverneur fixait, au vu de l'importance et de la qualité des récoltes, le prix officiel des vins et des grains.
Le prix des vins s'appelait la "vente". Celui des grains "l'abri".
Les contribuables jouissaient du choix de s'acquiter de leur redevance en nature ou d'en verser le montant dans la caisse des receveurs.
C'était l'impôt de jadis!
En 1593, par exemple, Marie de Bourbon enjoint aux receveurs de n'imposer qu'un abri très modéré aux nécessiteux.
Les percepteurs devaient toujours avoir dans leurs greniers la sixième partie de leurs recettes pour les besoins de l'Etat.
Frédéric II déplore, au milieu du 18ème siécle, les fluctuations du système de la "régie" qui, par de mauvaises années, ne donne qu'un revenu minime et qui, en tout cas, a l'inconvénient de toujours l'empêcher de compter sur un revenu stable.
Le roi, sur la proposition du conseiller Rhode, décide donc d'affermer à des tiers solvables et à des conditions fixes les revenus de l'Etat, en abolissant l'"abri".
Il pourra compter sur des fermages réguliers. En mai 1746, l'ancienne "régie" est conséquemment transformée en "ferme".
Si la situation va se compliquer, c'est qu'antérieurement, à l'avénement de la Prusse en 1707 - dans ses articles généraux - le roi a promis de respecter nos bonnes et anciennes coutumes écrites et non écrites !
En principe, le droit du souverain de bousculer la régie ne pouvait dès lors se valider qu'avec l'approbation du peuple.
Il s'agissait en effet d'un complet changement du régime fiscal.
Au début, le peuple neuchâtelois ne paraît guère s'appercevoir des inconvénients de la nouvelle méthode: il a tacitement admis l'affermement.
Pourtant, dix ans après la transition, d'innombrables doléances et plaintes se font entendre contre les receveurs. Elles n'émanent point que de contribuables, mais finalement sont unanimes et partent de l'ensemble des corps et communautés de l'Etat !
A Berlin, va-t-on leur accorder du crédit ? aucun !
Les préavis que formule à ce moment-là le Conseil d'Etat qui avait dix ans plus tôt suggéré la réforme, s'entêtent à ne pas désavouer ses auteurs.
Pour cette autorité, la situation est délicate.
Le malaise ne se dissipe point durant les dix années qui suivent.
La question s'aggrave en 1766.
Le "bail" des recettes touche à son terme.
Il va falloir le renouveler.
Aux enchères, personne ne se présente !
La ville de Neuchâtel, écoeurée du nouveau système, refuse même de permettre d'annoncer la vacance des fermes fiscales.
La cour - afin de calmer les esprits qui s'échauffent - envoie deux commissaires extraordinaires, Colomb, conseiller privé des finances du roi, et Frédéric-Guillaume de Derschau, président de la chambre des domaines en Prusse.
Ils chercheront immédiatement à vendre au plus offrant les fonds domaniaux, cens fonciers, dîmes et autres articles de perception, pour former un capital dont le roi toucherait annuellement l'intérêt fixe devant remplacer les redevances casuelles de la régie.
Mais cette solution était-elle mieux de nature à nous satisfaire ?
Ne dérangeait-elle pas tout autant nos anciennes habitudes ?
Venimeuses altercations
Les commissaires commencent donc par présenter au Conseil d'Etat le 4 août de cette année-là, et sans succès, un mémoire proposant de vendre tous les domaines seigneuriaux.
Le 8 octobre, les bourgeoisies, décidées à ne pas se laisser faire, réclament à nouveau l'ajournement du bail et l'abolition des fermes !
A l'encontre des exigences bourgeoises, le vice-gouverneur Abraham-Louis Michel - un Vaudois de Vevey, remplaçant lord-maréchal Keith, notre gouverneur absent -
diplomate au service de Prusse, obéissant aux injonctions des commissaires, se démêle mal à propos et fait publier que les fermes seront sans autre mises à l'enchère le 10 novembre.
Le 8, les députations bourgeoises renforcent leurs oppositions et protestent avec véhémence !
Le banneret Ostervald intervient et expose les griefs des quatre bourgeoisies.
Rien n'y fait. Michel répond par le mépris.
En séance publique, dans la salle des Etats - celle actuelle du tribunal cantonal - le colonel Abraham de Pury (le correspondant et ami de Jean-Jacques) veut prendre la parole.
"Taisez-vous - interromp Michel - vour n'avez rien à dire !"
Pury veut reprendre son discours.
Michel lui ordonne à nouveau de se taire et de quitter la salle !
Comme l'orateur paraît décidé à parler coûte que coûte, Samuel de Meuron et Samuel de Marval, les plus anciens membres du conseil, s'interposent en insistant pour que l'on délibère sur l'enregistrement de la protestation.
Cette double intervention oblige Michel à regagner son siège dont il a bondi comme une grenouille.
Montmollin, maire de Valangin, Pury, maire de la Côte, ainsi que le colonel de Pury voudraient renvoyer l'enchère à des temps meilleurs.
Michel brusque le débat et, sans recueillir les suffrages, passe à un autre objet.
La moutarde au nez, Montmollin et les deux Pury protestent contre cette violation de la loi, quittent leurs sièges et se rendent aux bancs du public aux applaudissements unanimes.
Le vacarme est tel que l'on fait évacuer la salle.
Lorsque l'on paraît sur le point de s'entendre, le public est à nouveau admis et l'on procède à l'enchère des recettes.
Personne ne se présente.
Aux archives de l'Etat, les Registres des arrêts et missives contiennent une déclaration sermentale relatant ces incidents et émanant des conseillers d'Etat Sandoz, d'Ivernois et d'Andrié.
Que va faire le roi ?
Il fait aussitôt connaître son blâme touchant cette séance tumultueuse.
Colomb retourne à Berlin. Mais Derschau est soudain nommé ministre plénipotentiaire, pour éclairer l'affaire.
Les trois conseillers qui ont quitté leur fauteuil sont suspendus.
On annonce qu'une convention vient d'être conclue pour la ferme des recettes fiscales avec les sieurs Guyenet, du Val-de-Travers, et leurs associés...
Riposte immédiate et courageuse de la bourgeoisie de la Ville qui déclare que tous ceux qui prendront part à la ferme des recettes perdront leurs droits de bourgeois.
Au milieu de ces graves bisbilles, l'on passe d'une année à l'autre.
Le 4 février 1767 - à l'exception de la Classe, sorte d'aristocratie ecclésiastique, puissante dans l'Etat, et sauf la commune de Marin - les Corps et Communautés de la principauté, tenant "mordicus" à la victoire,
chargent le maire Guy de rédiger un mémoire pour le rétablissement du droit populaire de la régie et pour l'abolition de la ferme !
Assemblées. Discussions sans fin. On s'échauffe.
Un officier étranger, le baron de Tott, suspect de brouiller les cartes, de râfler les atouts et d'intriguer dans l'intérêt de la France est invité par Michel à prendre le large.
Il se dévide comme un peloton.
Michel, têtu comme une mule, court à Berne et se fondant sur les traités de combourgeoisie, veut intenter rien moins qu'
un procès
destiné - croit-il - à mettre la force de son côté.
Berne ne veut se prononcer que sur les points de sa compétence et concernant la Ville de Neuchâtel. D'après sa sentence, nous pourrons conserver notre police des imprimeries sauf censure présentive mi-Ville, mi-prince...
Notre défense faite d'annoncer la vacance des fermes est jugée anormale, on veut nous obliger à rapporter la décision faisant perdre la qualité de "bourgeois" aux fermiers.
Mais la ville de Neuchâtel refuse catégoriquement de se soumettre !
Elle recourt à l'autorité fédérale qui - elle - ne veut rien savoir de cette affaire; le conflit enfle comme un abcès.
Il prend d'alarmantes proportions.
Berne poussé par le roi de Prusse et Derschau, va faire exécuter sa sentence, fixe à Neuchâtel un ultimatum de quatre semaines et mobilise !
C'eût été 10'000 hommes contre quelques compagnies mal ficelées !
Hélas ! il faut céder, au grand dépit de la population et de Lucerne et Fribourg qui sympathisent pour nous.
Michel, plus maladroit que jamais, laisse entendre que Frédéric-le-Grand est si dégoûté des Neuchâtelois qu'il songe à vendre sa souveraineté.
Nous parlons alors de nous racheter...
Le Maire de la Côte assure que l'argent nécessaire pourrait être compté en quinze jours !
La France qui, déjà n'aime pas la Prusse, tente de tirer parti des événements et encourage nos tendances républicaines.
Tott, qui n'est pas encore tod, rédige un plan de constitution de république neuchâteloise sous la protection des Français et des Confédérés.
Le duc de Choiseul, embarqué dans ce navire, vogue vers nos cantons alliés, en mai 1767.
La France, cependant, aura trop à faire chez elle pour soutenir efficacement chez nous les tendances fort intéressantes qui s'y font jour.
On a remarqué que ces tendances populaires étaient défendues aussi par des familles artistocratiques.
Mais un personnage ambitieux avait illustré cette affaire des fermes !
Son intervention et ses attitudes devaient porter l'agitation à son comble.
Claude Gaudot
La famille Gaudot originaire de Besançon réfugiée à Neuchâtel pour cause de religion y avait acquis la bourgeoisie au XVIème siècle.
Deux de ses membres deviennents conseillers d'Etat et sont anoblis.
Claude, fils de Josué, était nommé avocat général en 1748.
C'est lui qui, vingt ans plus tard, plaide précisément à Berne pour la seigneurerie contre la bourgeoisie dans le fameux procès dont il est question.
Ayant obtenu gain de cause contre la bourgeoisie, il rentre à Neuchâtel le dimanche 24 avril 1768 avec le plénipotentiaire Derschau, dans son carrosse.
La population à l'égard de laquelle il était parfois méprisant et qui dès lors l'exècre se met à le huer et à l'invectiver.
A l'époque des premières remontrances de la bourgeoisie à l'égard de la ferme des recette fiscales, il s'était d'abord montré patriote zélé et prêt à défendre les prérogatives popupaires.
Très ambitieux, il avait été depuis lors rapidement élevé par le roi à divers postes pour parvenir enfin à celui de lieutenant-gouverneur.
A Berne, il défend avec une telle acrimonie la cause d'un roi auquel il doit tout que la Ville de Neuchâtel l'accuse de duplicité.
Il est dès lors l'objet de la colère générale.
Son attitude semble s'être d'autant plus vivement marquée sur le film impressionnable du moment que le conseil d'Etat, tout dévoué au roi qu'il fût, était en somme, lui-même,
opposé aux projets de réforme qu'avaient rapporté de Berlin les commisaires extraordinaires.
La maison de la Grand'Rue
L'avocat général Gaudot habite alors la maison portant actuellement le No 10 à la Grand'Rue.
A peine est-il rentré qu'éclate contre lui la colère populaire.
On injurie sa femme, "la femme du Diable".
Une de ses domestiques est blessée.
Il tente en vain, sortant de chez lui et tirant son épée, de dissiper un attroupement que les Quatre-Ministraux en personne ne parviennent pas à dissoudre.
Des pierres, au milieu d'injures et de vocifération, sont jetées contre sa porte et ses fenêtres.
Un officier prussien, de Ziethen, intervient mais reçoit une volée de coups de canne; il se réfugie chez le perruquier Mercier: le Maître-Bourgeois Pettavel n'est point davantage écouté.
On crie "aux armes" !
La foule croit à la guerre contre les Bernois.
Le tumulte est tel à la Grand'Rue que pour la nuit l'on va placer une garde.
On pose quatre sentinelles à la Croix-du-Marché, quatre sous les arcades (rue de l'Hôpital), et quatre au four banal (bas des Chavannes).
A la Grand-Rue deux maison occupaient autrefois l'emplacement actuel de celle de la boucherie Bell à l'angle des Chavannes où il y avait le cabaret du Cerf et à côté l'orfèvre Bonvêpre.
Entre Bonvêpre et les Gaudot demeurait le menuisier Robert, actuellement magasin de primeurs.
L'allée de la maison Gaudot, aujourd'hui à M. Blancpain, de Fribourg, conduit encore à une curieuse petite cour donnant accès à un souterrain et à un escalier en colimaçon montant aux étages qui depuis lors n'a pas changé.
L'avocat général habitait toute la maison dont on voit ici un cliché.
Au second étage il y a deux chambres donnant à l'ouest sur la Grand'Rue et deux autres à l'est sur les jardins.
On pouvait se rendre d'un corps de logis à l'autre sans passer par l'escalier d'entrée.
Durant une acalmie, Gaudot avait demandé par une fenêtre de la cour à la fille de cave - Marie Carrel - de quérir un menuisier pour qu'il réparât sa porte.
Il semblait que tout allait mieux.
Félix-Henry Meuron, capitaine des grenadiers, avait congédié la garde... à 4 heures du matin.
Le lundi matin
Après qu'une servante des Gaudot eût porté dans le Seyon les pierres lancées la nuit dans l'appartement, toute une marmaille vocifère sur les lieux, attache des charognes à la porte, chat et coq crevés tirés de la rivière qui passe tout près.
Le petit Marra (Marrat) crayonne une potence sur la porte.
Les colibets retentissent de plus belle.
Grâce à une voisine, Mme Philippin, les Gaudot, pour ne plus entendre ce vacarme, se tiennent jusqu'à 11 heures derrière la maison, dans un petit jardin.
M. de Derschau, effrayé, demande à Gaudot de repartir pour Berne.
C'est suggestion du Maire et des Quatre-Ministraux !
A la Grand'Rue, un fort attroupement s'est reformé.
Un intermède au cours duquel le capitaine Gaudot, frère de l'avocat, se fait malmener en voulant percer la foule qu'il traite de canaille, pousse l'exaspération à son comble.
Il parait, semble-t-il, impossible au conseil de ville de tirer Gaudot de chez lui pour le mettre en lieux sûr.
Et puis, que va valoir la police d'une autorité à laquelle il vient de se rendre aussi antipathique.
L'apès-midi
Le lundi 25 avril, vers une heure, accourt Josué Favarger, neveu de Gaudot, qui ne peut entrer que très difficilement par les Chavannes et les jardins.
Son oncle, sa tante et leurs deux domestiques se sont réfugiés par derrière chez Mme Philippin, dont la populace essaie d'enfoncer la porte.
Ils rentreront pourtant chez eux par les derrières.
Dehors, l'agitation ne diminue pas.
Un homme nommé Jacot, horloger, fort échauffé, mène la danse, la rage peinte sur son visage, "écumant par la bouche comme un cheval" !
Toutes les vitres ont volé en éclat.
On bombarde maintenant la maison, par derrière aussi.
Les projectiles partent du jardin Koenig.
On rive un barreau mobile qui, derrière, permet, de fenêtre en fenêtre, dans un angle, de passer de la maison Gaudot dans celle des Philippin.
Les Gaudots seront ainsi prisonniers.
Les pierres volent même contre les livrées de la Ville faisant mine de rétablir l'ordre.
Mme Gaudot sort et va demander du secour au château.
Au passage, on la tranquillise en lui annonçant qu'on aura son mari "mort ou vif" !
Que fait... en somme, sur la Place, de l'autre côté de la rivière, et loin de la Grand'Rue, toute la compagnie des grenadiers qui pourrait se rendre utile ?
Des rouages administratifs... aux roues de voiture
Une voiture pour filer, avait été offerte par Derschau à Gaudot qui avait accepté.
Pour mettre en branle cette voiture, il faut de sept heures du matin à six heures et demie du soir !
Proposition du maire faite au château, préavis du château demandé à Gaudot, réponse de Gaudot transmise au château, retransmission du château au maire,
sommation de faire atteler aux Quatre-Ministraux, sommation des Quatre-Ministraux aux livrées de la ville qui répondent "non" !
C'est ensuite le refus du voiturier David Probst de faire atteler, qui remonte par la même fillière et nécessite de nouveaux ordres qui dégringolent l'échelle jusqu'à Probst devenu introuvable.
Un domestique attelle enfin et part pour la Grand'Rue.
On bat de la caisse pour vite attirer la foule place des Halles où paradent les grenadiers !
Pendant ce temps, Gaudot pourra peut-être s'échapper !
Mais il était écrit... que la voiture ne partirait guère.
Elle arrive à fond de train devant chez Gaudot, au milieu d'un tintamarre indescriptible, précédée de deux cavaliers de la seigneurerie.
La foule se lance sur elle, en un clin d'oeil, coupe les brides, les traits, arrache les roues et renverse le coffre pendant que cavaliers et cocher, maltraités et rossés à coups d'échalas, prennent leurs jambes à leur cou.
Tu ne partiras pas Gaudot !
Un perruquier se sert de son fer à friser pour ôter la broche d'une roue.
L'assassinat
Le bombardement de la maison, à coups de pierres, reprend de plus belle !
Dans le tumulte, se distinguent par leur ardeur, Wittenauer, teinturier, le coutelier Henrioud, François Daudy, à barbe rousse, Jacot, un serrurier français, des déserteurs,
Vattel, faiseur de cadrans à Peseux. Des maçons, des serruriers et d'autres artisans s'acharnent contre la porte qui cède, emportée par une formidable poussée, coup de boutoir collectif !
Une autre porte, au bas de l'escalier, au fond de l'allée, baricadée par Josué Favarger et le Sautier Convert, va être mise en pièce aussi.
Sur les derrières de la maison, des hommes, debout sur les murailles des jardins pour voir et bombarder la fenêtre dont on voit ici un cliché, crient à Mme Gaudot: "Wie geht's?",
"Vous avez bien fait de vous mettre en deuil !" On lui permet pourtant de se sauver par les jardins, aidée de son neveu Favarger, d'un escalier, d'une échelle et d'un nommé Meuron-Deluze qui la hisse sur un mur.
L'exaspération est toujours pire !
Jonas Petitpierre, maître des clefs et l'un des Quatre-Ministraux, fait le récit du désordre qu'il trouve en rentrant de voyage.
Il parvient momentanément à persuader Henrioud de ne pas enfoncer la porte de la cave.
Henrioud veut avoir Gaudot mort ou vif.
Toutes les bouteilles prennent cependant le chemin de la rue; on les casse au cou pour les déboucher plus vite et les boire; des bosses vides roulent dans le Seyon...
A l'assaut de l'escalier (qui existe encore), éclairé par de larges fenêtres arquées donnant sur une courette !
Avec fureur, les meubles, dont un grand miroir et une pendule,. sont lancés par les fenêtres.
On met la maison à sac. Tout vole en éclats. Les portes cèdent.
Gaudot s'est caché dans l'armoire d'une allée, après une lutte épique avec le cordonnier Petitpierre, qui se sert d'un faisceau de sarments comme bouclier contre ses coups d'épée.
Guillaume Depierre est blessé.
L'avocat général, sorti de sa tannière, reprend le combat.
Des coups de feu éclatent dans la cohue pendant que les lits passent par les fenêtres et que le menuisier Droz, tué par Gaudot et tombé sur un pas de porte intérieur, encombre et complique la défense.
Les balles d'assaillants, tirées contre une porte intérieure, portent dans la Grand'Rue et sont prises pour une provocation.
Les grenadiers, enfin appelés à la rescousse pour sauver Gaudot, "ferrayent" si fort - pour le tuer - contre le plafond de la chambre suppérieure, où ils le croient réfugié, que ce plafond pend comme une poche trouée !
C'est la hache de Schuppach qui sert à démolir la porte de la chambre de devant où Gaudot s'est réfugié.
Il y a là Christ qui soudain crie "Le voici !". Gaudot, après avoir supplié qu'on le conduise au château et s'étant rendu, est achevé par une décharge et un coup de baïonnette entre les deux yeux.
Il tombe à genoux contre la paroi, un pistolet en main, faisant de mauvaises grimaces et montrant les dents.
De la fenêtre on présente aux gens de la rue sa perruque et son pistolet.
Les femmes battent des mains.
Partout s'entend: "Vive le Roy, le traître est bas !" On sonne la générale.
Etat d'esprit du temps
Le dossier des enquêtes dont certaines ont été publiées par le Musée neuchâtelois, révèle d'innombrables détails que j'ai dû passer, ainsi que le signalement assez pitoresque des très nombreux témoins entendus.
Gaudot s'est rendu si antipathique à la Bourgeoisie que l'instruction n'est poussée que pour la forme...
Il est plaisant de constater qu'au cours de ces tragiques événements, la colère du peuple contre Gaudot ne vise, en somme, jamais le roi qui, cependant, est à l'origine de toute l'affaire des fermes et de tout le procès.
Dreschau demande six cents hommes à Berne et les troupes fédérales s'avancent.
On désarme la population.
Des canons sont braqués sur la ville.
Les deux Pury, le banneret Ostervald et l'ancien conseiller d'Etat, Frédéric de Chaillet, qui ont embrassé la cause populaire, sont chargés chacun de quarante grenadiers.
Le plénipotentiaire demande l'arrestation de plusieurs personnes, mais les autorités neuchâteloises refusent ou s'esquivent.
Quelques prévenus décrétés de prise de corps ont pris la fuite.
Condamnés par contumace, ils disparaissent on ne sait où.
Sur ces entrefaites, le baron de Lentulus est nommé gouverneur de la principauté.
Il va pacifier le pays.
On le reçoit sous un arc de triomphe; deux jeunes filles, habillées en bergères, lui présentent une pièce de vers et lui tendent des fleurs.
Son plan de pacification datera du 19 novembre 1768.
L'"abri" et la "vente" sont rétablis. Les conseillers d'Etat destitués, rentrent en fonction.
Frédéric II, assagi, au lieu de diminuer les libertés des Neuchâtelois, en ajoute de nouvelles.
Il m'a paru intéressant de rappeler cette page curieuse et peu connue de notre histoire, page qui a suscité d'intéressantes études, dont une for captivante et publiée en 1913, de MM. Pierre Favarger et Jean Borel.
Ces Messieurs ont complété, grâce à de nombreux documents trouvés à Berlin, les données des dossiers du château sur lesquelles s'était fondé Georges de Pury dans le Musée Neuchâtelois.
M. Jacques Henriod, professeur, avait présenté aussi il y a quelques années, à une séance de la Société cantonale d'histoire, à Valangin, un remarquable exposé des événements de la Grand'Rue en 1768.
Comme l'on voit, la maison - ancienne maison aristocratique - de Gaudot, existe toujours.
On a rétréci l'allée d'entrée pour donner plus de place au magasin du rez-de-chausée.
Des locataires paisibles M. et Mme Paul Raymond, habitent aujourd'hui, sur le devant, la pièce où Gaudot expira, au deuxième étage.
M. et Mme René Morax habitent la partie est de cet ancien logis.
La cheminée de la chambre où Gaudot rendit le dernier soupir, est toujours là, mais le plancher, par contre, - un beau parquet - n'est plus criblé de projectiles et n'a plus rien d'une poche crevée ou d'un filet à papillon !
Disons en terminant que Gaudot avait épousé en 1763 Ephrosine Wyss, de Berne, dont il n'eut pas d'enfant.
L'influence de la femme fut-elle pour quelque chose dans l'attitude du mari lors du procès de Berne ?
Il exista cinq branches de Gaudot, allié Nardin, reçu bourgeois en 1584.
Toutes ces branches sont éteintes si l'on en juge par l'arbre généalogique des Gaudot, d'environ 200 têtes, que l'on retrouve aujourd'hui dans la famille de Perregaux,
avec des portraits, un vitrail, un bahut, diverses lettres de noblesse et un ancien document selon lequel Pierre Gaudot, l'ancêtre commun, ce que confirmerait ses armes, descendrait... de Charles Quint ? ?
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