le colonel Abram Pury (1724-1804)

 

Ce n'est pas sans une certaine appréhension que j'aborde l'étude de celui des ancêtres Pury qui, probablement, a le plus fait parler de lui, (après David), et qui a fait couler le plus d'encre; de cet homme plein de contradictions, qui parle avec « une franchise toute militaire », mais commet l'imposture historique la mieux réussie de l'histoire neuchâteloise; de cet ami de Rousseau, de la nature et de la simplicité qùi fait preuve en même temps d'une ambition effrénée, quitte à se révolter contre l'ordre établi aussitôt après. Dois-je le montrer sous son meilleur jour, passer sous silence ce qui pourrait le discréditer, bref imiter notre héros qui était disposé à ne croire que ce qui tendait à "embélir notre ancienne extraction" ? Il me semble qu'après deux siècles il est permis de rechercher la vérité, de montrer le personnage tel qu'il était, et cela sera d'autant plus facile qu'il est très attachant. Il est un homme typique de son temps, de cette époque de transition entre le Grand Siècle et la Révolution, entre le classicisme et le romantisme, un patriote, un ami fidèle, et malgré ses supercheries historiques, un honnête homme.

Pour tracer son portrait nous aurons tout d'abord recours à ceux qui l'ont connu personnellement. Dans son récit d'une promenade d'herborisation au Chasseron en 1764, d'Escherny dit:

« Le Colonel de Pury, loyal et ancien militaire, de l'esprit, des principes sévères, de l'imagination, l'humeur chagrine, des moeurs austères, un peu caustique, de la bonhomie avec toutes les apparences de la hauteur, en sorte que son ton tranchant et protecteur ne repoussait que ceux qui ne le connaissaient pas.

Nous possédons également dans nos archives un portrait tracé en 1830 par son petit-fils Edouard-Charles-Alexandre, le même qui nous avait relaté l'histoire de la blessure au chapitre précédent.

Abram était homme du monde, il était fort aimable, avait l'esprit très cultivé, aimait à écrire et le faisait avec pureté, élégance et précision. Il se mêlait aussi de versifier, je ne sais si ses vers valaient sa prose, n'étant pas en état de juger pareille matière, mais si la qualité répond à la quantité, certe ce devait être un grand Poète.

Son caractère était franc, noble, généreux, il avait une simplicité de moeurs et d'habitudes peu commune chez un homme de son rang et de sa fortune, toujours prêt à rendre service, il était généralement aimé, considéré, surtout consulté. Toutefois cette belle médaille avait aussi son revers; son ton était sec, il avait le verbe fort haut, souvent vert dans la discution (sic) assez arrêté dans ses idées et caustique parfois, le tout joint à un sang trop bouillant, faisait qu'il était craint autant qu'aimé / Cependant ses défauts ne nuisaient en aucune manière à la grande et inépuisable bonté de son coeur, qui jusqu'à sa dernière heure fut toujours ouvert, ainsi que sa bourse, à tous les malheureux.

Dans le chapitre consacré aux officiers Pury nous avons quitté Abram en 1748 au moment où, réformé du service de Sardaigne, il avait été nommé lieutenant-colonel du Val-de-Travers. En 1750 il épouse Julie-Régine de Chambrier qui lui donnera une fille et deux fils. Père attentionné, il s'occupera beaucoup de l'éducation de ses enfants. Comme plusieurs de ses ancêtres il porte une affection toute particulière aux pâturages des montagnes, et sur le domaine de "la Louva" que lui avait légué son oncle le "Grand Conseiller" Samuel, il fera édifier en 1755 une solide maison, baptisée du nom agreste de Monlési, que parfois il appellera une chaumière.

En 1762 le "colonel" de Pury était sur sa montagne, au moment où Rousseau vint se réfugier à Môtiers. Jean-Jacques se moquera plus tard un peu de ces Neuchâtelois qui aimaient à se parer de leurs titres "Monsieur le Colonel" (Pury), "Monsieur le Professeur" (le pasteur Montmollin); j'ai même trouvé dans une lettre de Tissot à Abram une allusion à "ma fille la professeuse". Rousseau, qui venait de Paris, trouvait un peu ridicule cette habitude, qui me semble avoir une origine plutôt germanique. N'empêche que pour nous, les descendants, ces titres sont assez pratiques, car parmi tous ces Abram, ces Samuel, ces David, ces Daniel, il est plus facile de s'y reconnaître quand on parle du "Grand Conseiller", du "Maire de la Côte" ou du "Colonel".

Revenons à Rousseau qui, chassé de France, de Genève, de Berne, vient se mettre sous la protection du roi de Prusse et s'installe dans une maison Boy de la Tour à Môtiers. Il n'avait pas manqué d'écrire une lettre charmante au gouverneur, Lord Keith (Milord-Maréchal), qui le reçut bien et devint son protecteur et son fidèle ami. C'est par Milord-Maréchal que Jean-Jacques apprit d'abord à connaître les Neuchâtelois.

Abram Pury était spirituel, instruit, d'une grande indépendance de caractère et d'opinion. Rousseau était fait pour lui plaire. Il entra en contact avec lui en septembre 1762 déjà et Rousseau monta à Monlési. Dans les lettres de Rousseau dont la Caisse de famille fit don à la Bibliothèque de Neuchâtel en igo8, celle, sans adresse, qui porte le numéro i, datée du 10 septembre 1762 et qui contient la phrase: Vous. êtes lieutenant-colonel, Monsieur, j'en suis fort aise, mais fussiez vous prince, et qui plus est, laboureur, comme je n'ai qu'un ton avec tout le monde, je n'en prendrai pas un autre avec vous s'est révélée par la suite avoir été adressée à un autre destinataire qu'Abram, mais la prise de contact date vraiment de ce mois.

Dans ses Confessions Rousseau note, en parlant du colonel Pury: Je n'étais pas très empressé de sa connaissance, parce que je savais qu'il était très mal à la Cour et auprès de Milord-Maréchal qu'il ne voyait point. Cependant, comme il me vint voir et me fit beaucoup d'honnêtetés, il fallut l'aller voir à mon tour; cela continua, et nous mangions quelque fois l'un chez l'autre.

Si Pury était "mal à la Cour" c'est que, dans l'affaire Petitpierre, il avait été, avec son frère aîné Charles-Albert, défenseur des droits des Bourgeoisies contre le Prince. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier cette affaire qui avait eu comme point de départ un sermon sur "la non-éternité des peines de l'Enfer" qui avait déclenché, en 1758, une vive controverse entre le pasteur Petitpierre assisté de la communauté de La Chaux-de-Fonds elle-même soutenue par le Prince, et la Vénérable Classe appuyée par les quatre Bourgeoisies. C'est le second parti qui avait gagné, ce qui avait indisposé le Gouverneur.

Il est bien probable que le fait que Rousseau ait été au mieux avec le Gouverneur n'était pas pour déplaire au Colonel qui avait bien envie de se raccommoder avec la Cour. Ses avances n'étaient donc pas totalement désintéressées, et nous verrons plus tard qu'elles eurent un résultat positif, mais il est indcniable que les deux hommes devinrent des amis sincères.

En mars 1763 Rousseau écrit à Abram à Neuchâtel en joignant à sa lettre un exemplaire de sa Lettre à Monseigneur de Beaumont:

Voilà, Monsieur, une espèce de paraphrase assez plate de ce que nous avons dit beaucoup mieux cet été sur la montagne. J'espère que votre amitié pour l'auteur vous fera passer sur l'ennui dc l'ouvrage. J'aimerais mieux philosopher avec vous et M. DuPeyrou que de me chamailler avec des évêques. Je me flatte que toutes mes tracasseries seront oubliées, quand j'aurai le plaisir de vous voir ici cet été...

Le Colonel lui répond aussitôt:

Vous dire, monsieur, que je suis très reconnaissant du présent que vous venez de me faire, c'est vous dire très faiblement ce que je sens. Le moment où j'ai lu votre billet a été je vous jure un des moments les plus flatteurs de ma vie, tenir un petit coin dans le souvenir affectueux du célèbre, je dis plus, du vertueux citoyen de Genève, est un bien auquel j'attache le plus haut prix, ceci ne peut point être cajolerie. ..

Vous satisfaites à diverses objections sur lesquelles j'osais caqueter devant vous... J'ai gardé le livre sous ma main en permettant cependant à M. DuPeyrou de le lire dans ma chambre... Dès que l'alouette chantera, je volerai vers mon hermitage et de là près de vous. Ma femme me charge de vous dire, et bien expressément, que vous ajoutez aux plaisirs que nous goûtons à Mon-Lési. Il n'y a que les moeurs simples des montagnards qui puissent excuser le canal simple de cette déclaration. J'ai l'honneur d'être, sans verbiage, votre vrai serviteur.

Nous venons de voir apparaître, dans ces lettres, un nouvel acteur important de l'épisode neuchâtelois de Rousseau. Il s'agit du fascinant DuPeyrou, qui m'oblige à faire un bref retour en arrière. Venu de Surinam, puis de Hollande à Neuchâtel à dix-neuf ans avec sa mère qui avait épousé en seconde noce un Chambrier, Pierre-Alexandre DuPeyrou n'avait pas tardé à tomber éperdument amoureux de Julie-Régine de Chambrier, alors fiancée avec Abram, qu'elle devait épouser peu après. Le prétendant éconduit se lia avec le mari, qui devint son ami et son mentor. Pendant vingt ans, il essaiera de se consoler de son échec sentimental en courant le guilledou, jusqu'à ce que fatigué, goutteux, enclin à l'hypocondrie, et se sentant fort seul après la mort de sa mère, il épouse en 1769 la fille de son premier amour, la vive et jolie Henriette-Dorothée de Pury, âgée de dix-huit ans, qu'il installera dans le bel hôtel qu'il faisait construire. Il avait 40 ans. Pour plus de détails je vous recommande l'excellent livre de Charly Guyot sur DuPeyrou, mais je rappelle que c'est pour sa fille qu'Abram détachera du domaine de Monlési la montagne de Plat-Mont dite Joly-Mont où elle se fera construire une maison d'été en 1803.

En septembre 1763, Rousseau envoie ses condoléances à l'occasion de la mort de "Monsieur le Trésorier". Il s'agit de Josué de Chambrier, le beau-père d'Abram. La maladie de ce dernier avait retenu les Pury à Neuchâtel et les rapports avec Jean-Jacques avaient subi de ce fait une interruption. Dans sa réponse Abram y fait allusion:

... le soin de nous écrire avec intérêt des expressions de bonté; tout cela, Monsieur, nous a fait croire avidement à ma femme et à moi que vous nous aimiez encore, c'est-à-dire que nous retrouvions un bien précieux que nous pensions avoir eu le malheur de perdre au moins en partie. ..»

En octobre Rousseau lui écrit:

... il est plaisant que ce soit moi qui reçoive les reproches du refroidissement que j'ai cru remarquer en vous. Cela me fait penser, Monsieur, qu'il y a plus de malentendu que de réalité dans cette affaire, et qu'il ne faut pas une longue explication pour nous remettre d'accord. Pourquoi deux honnêtes gens qui s'estiment, et dont l'un a marqué mille bontés à l'autre, ne continueraient-ils pas à s'aimer....

Et le Colonel de répondre:

... vous avez mis mon âme à l'aise en la rassurant sur ce qui faisait l'objet de sa pénible crainte...

La correspondance subit ici une interruption de plus d'une année et c'est normal, car les Pury avaient de nouveau passé l'été à Monlési et c'est à partir de cet cté que Rousseau entraîne ses amis à des courses d'herborisation, dont la plus connue est celle qui, les 23 et 24 juillet 1764 les conduisit au Chasseron; elle est évoquée dans la septième des Réveries et racontée fort en détail par d'Escherny:

Nous avions pourvu à tout. Nos magasins portatifs reposaient sur le dos d'une mule, ils consistaient en couvertures pour la nuit, et pâtés, volailles et gibier rôti, cantine bien fournie... Rousseau, comme le plus âgé, était le capitaine de la petite troupe chargé de la discipline du corps et d'y maintenir l'ordre et la subordination. Le colonel Pury gardait la boussole et marchait en éclaireur...

La troupe passa la nuit dans un chalet de fromagers.

Le lendemain matin, comme on se demandait, suivant l'usage: Avez-vous bien dormi ? - Pour moi, dit Rousseau, je ne dors jamais. - Le colonel Pury l'arrête et d'un ton leste et militaire : Pardieu, monsieur Rousseau, vous m'étonnez; je vous ai entendu ronHer toute la nuit; c'est moi qui n'ai pas fermé l'oeil; ce diable de foin qui ressue!

Pour Rousseau, cet été 1764. fut le dernier de sa tranquillité; en septembre il faisait encore un séjour d'herborisation à Cressier, et avec DuPeyrou étudiait le problème de la publication de ses ceuvres complètes.

Pendant ce temps, le "cas Rousseau" déchirait Genève. Sa condamnation par le gouvernement de Genève avait blessé au coeur Jean-Jacques, et comme il avait reçu de Milord-Maréchal des "lettres de naturalité neuchâteloises", il avait en 1763 renoncé à sa qualité de citoyen genevois. Les bourgeois libéraux qui lui étaient favorables et le gouvernement aristocratique régnant se disputaient, et le procureur général Tronchin avait écrit, pour défendre le gouvernement, les Lettres écrites de la campagne. A l'insu de tous ses partisans, le solitaire de Môtiers prépare une réponse qu'il lancera comme un coup de foudre à la fin de l'année 1764: les Lettres de la Montagne, où il accuse les Genevois d'avoirbaltéré les principes de la Réforme par leur esprit de chicane et d'intolérance, et où les citoyens sont exhortés à vaincre le despotisme d'une aristocratie insolente et tyrannique. Il insiste sur sa qualité de protestant, de chrétien qui a conservé le véritable esprit de l'Evangile.

Quand il était arrivé à Môtiers, Jean-Jacques avait pris contact avec le pasteur Montmollin qui, sous le charme du personnage, lui avait permis de s'approcher de la table de communion. A Genève on en avait voulu à Montmollin, et il avait été morigéné par le pasteur Sarasin, mais cela n'avait pas suffi pour troubler les relations entre le pasteur et son paroissien. Les Lettres de la Montagne avaient déjà fait scandale à Genève et à Berne, où elles avaient été interdites, mais jusqu'en février 1765 les Neuchâtelois ne s'en émurent pas beaucoup. Même Montmollin qui en avait reçu un exemplaire en décembre déjà, avait exprimé son admiration. Mais voilà que le 13 février, la Vénérable Classe des Pasteurs se mêle de l'affaire, elle invite le Conseil d'Etat et les Quatre-Ministraux (gouvernement de la bourgeoisie de la ville) à interdire les Lettres de la Montagne, ce qui fut fait quelques jours après. Les amis de Rousseau s'apprêtent à le défendre, il faut absolument rogner l'autorité de la Vénérable Classe. Le colonel Pury a dû à ce moment adresser une lettre d'encouragement à Rousseau, car celui-ci lui écrit le 25 février:

Votre lettre, Monsieur, m'a pénétré jusqu'aux larmes. Que la bienveillance est une douce chose et que ne donnerai-je pas pour avoir celle de toutes les honnêtes gens ?...

Délégué par la Classe, Montmollin va voir Rousseau le 8 mars et lui annonce l'excommunication formelle comme inévitable. Rousseau est prêt à une concession. Il s'engage "à ne plus écrire de sa vie sur aucun point de religion". La Compagnie des Pasteurs refuse ce compromis et le 13 charge Montmollin de faire comparaître Rousseau devant le Consistoire (conseil de paroisse) de Môtiers.

Le 23 mars Pury adresse une très longue lettre à Rousseau pour lui donner des conseils quant à la manière de se comporter en vue de ce consistoire. Il l'encourage beaucoup à rester à Môtiers (Rousseau songe en efFet sérieusement à quitter le pays), ou à s'installer à Couvet, qui venait de recevoir Jean-Jacques comme citoyen d'honneur; car: en prenant le patriotique, le généreux parti de rester, quel sera le pis de tout ce qui pourra en résulter ? Vous serez privé de communier et dispensé alors par état d'écoûter de mauvais sermons...

L'oncle d'Abram, Daniel Pury, a également dû écrire à Rousseau pour le supplier de rester, puisque nous avons une réponse du 6 avril disant:

Je suis bien obligé, Monsieur, de vos bontés et vos obligeantes représentations. Si je quitte le pays, ce ne sera sûrement qu'avec un regret qui prend chaque jour de nouvelles forces...

Au cours de cette séance, la majorité des Anciens d'Eglise se déclarent incompétents en la matière, et l'affaire est renvoyée au Conseil d'Etat.

Les jours qui suivirent, le gouvernement, puis le Conseil et enfin le Roi lui-même donnent raison à Rousseau: Le Prince exigeait qu'on le laissât jouir paisiblement de la protection des lois dans l'asile qu'il s'est choisi et où Notre volonté est qu'il ne soit en rien inquiété.

Joie et triomphe parmi les amis de Rousseau. Le 1er avril, lettre enthousiaste du Colonel:

Ma joie, Monsieur, est bien par delà l'expression. Votre repos et notre bonheur sont les deux intéressants objets que le Gouvernement vient d'assurer dans sa sagesse... La délibération a été unanime ce matin, c'était à qui vous arracherait le plutôt à la noire violence, à la criante injustice, à la tyrannie usurpée...

Le 3 avril il écrit encore:

... vous souhaitez le repos et la liberté, le premier vous est acquis aujourd'hui par acte public et solennel, le second est votre bien comme citoyen de l'Etat le plus libre de la terre...

Rousseau n'était pas un ingrat, puisque le 6 avril il écrivait à Milord-Maréchal :

« Mais Milord, permettez que je vous parle aussi de quelqu'un qui s'il a eu des griefs les oublie si sincèrement et s'il a eu des torts, les répare de si bon coeur qu'il mérite aujourd'hui par ses procédés toute votre estime, et par ses sentiments toute votre bienveillance.

Je veux parler du Colonel Pury qui s'est donné pour moi des soins infinis et dignes de toute ma reconnaissance, mais que je m'abstiendrais de faire valoir auprès de vous si je ne savais qu'il y est entré autant de zèle pour le bien public et de désir de vous complaire que d'amitié pour moi. M. de Pury est un homme de mérite qui peut se tromper quelques fois puisqu'il est homme, mais qui généralement a des lumières pour discerner le bon parti, du courage pour le bien servir, et qui maintenant veut s'attacher solidement à celui de la justice et des vrais patriotes qui est le vôtre. Je ne doute point que si j'avais un jour le plaisir de le voir dans le Conseil d'Etat, nous n'y eussions en lui, vous un bon serviteur, moi un bon ami, et M. Meuron (Samuel, procureur général) un bon second pour le Service du Roi.

Le 12 avril Milord-Maréchal lui répond:

Je sais bon gré au Colonel Pury de nous avoir assisté avec tant de zèle.

Pour en finir rapidement avec cette histoire de nomination, je relève que Rousseau dut considérer l'aHaire comme liquidée puisque le 11 mai déjà il adressait une lettre "au Colonel de Pury, Conseiller d'Etat"; le 25 juin Samuel de Meuron écrivait à Rousseau:

J'ai reçu une lettre de Milord du 13. Le ministre a déjà proposé M. le Colonel Pury pour un brevet de conseiller, ainsi je regarde cette affaire comme faite.

Le brevet arriva à Monlési en juin et l'assermentation eut lieu en juillet. Pury célèbre ceci en plantant une belle allée de frênes, et l'orme qui ombrage la tonnelle. Rousseau n'oubliera pas son exploit et le relatera plus tard dans ses Confessions:

Le colonel de Pury, quoique simple particulier, en fit davantage et réussit mieux. Ce fut lui qui trouva le moyen de faire bouquer Montmollin dans son consistoire, en retenant les anciens dans leur devoir... Cependant, sensible à ses soins et à son zèle, j'aurais voulu pouvoir lui rendre bon office pour bon office, et pouvoir m'acquitter avec lui de quelque façon. Je savais qu'il convoitait fort une place de Conseiller d'Etat; mais, s'étant mal conduit au gré de la cour dans l'affaire du ministre Petitpierre, il était en disgrâce auprès du Prince et du Gouverneur.

Je risquai pourtant d'écrire en sa faveur à Milord-Maréchal; j'osai même parler de l'emploi qu'il désirait, et si heureusement que, contre l'attente de tout le monde, il fut presque aussitôt conféré par le roi. C'est ainsi que le sort, qui m'a toujours mis en même temps trop haut et trop bas, continuait à me balloter d'une extrémité à l'autre, et tandis que la populace me couvrait de fange, je faisais un conseiller d'Etat.

Le fait que son désir le plus secret ait ainsi été comblé ne calma en rien les ardeurs du bouillant colonel en faveur de son ami. On aurait pu croire que le succès remporté par les partisans de Rousseau dans cette violente controverse les aurait encouragés à se tenir tranquilles. Loin de là. En avril déjà DuPeyrou écrit à Rousseau:

J'aurais envie d'exécuter un projet qui nous rit beaucoup à Pury et à moi... ce serait d'insérer dans une façon de lettre les difïérentes pièces de ce procès.

Abram parlait également de ce projet dans sa lettre du 3 avril. Il s'agit là de la Lettre de Goa qui, bien loin de mettre un point final à cette fâcheuse affaire, va la faire rebondir, et il est fort probable que DuPeyrou et Pury, loin de servir Rousseau, lui ont plutôt nui.

Avec moins de bruit, moins de passion, les défenseurs de Rousseau auraient pu accomplir la même besogne. Il est regrettable que défenseurs ardents de la tolérance ils se soient montrés si partisans, et particulièrement à l'égard du pasteur de Montmollin, qui ne faisait qu'exécuter les ordres de ses supérieurs plus ou moins adroitement, et sur lequel tout l'orage s'est déversé. (Claiic Rossclct, voir bibliographie. )

Voilà DuPeyrou et Pury fort occupés. Le premier ayant eu une violente crise de goutte, c'est la plume du colonel qui va déçrire à Rousseau les étapes de la rédaction de la Lettre de Goa. Jean-Jacques de son côté répond pour relater les impressions, pas toujours favorables, qu'il a ressenties à la lecture de ce texte. Huit lettres en l'espace d'un mois, que je résume ici de façon lapidaire.

21 avril, Pury à Rousseau pas de nouvelles de la "brochure".

25 avril, on a enfin des nouvelles de la brochure.

5 mai, la brochure si longtemps attendue est enfin arrivée.

11 mai, de Rousseau: Je vais parcourir dans la brochure les articles dont j'ai besoin.

19 mai, de Rousseau: Plaignez-moi, monsieur, je n'ai pu aller vous voir, je suis malade par dessus le marché.

19 mai, de Pury: M. DuPeyrou est très bien sur ses pieds et après avoir dûment dansé hier entre onze heures et midi... il n'y a pas à doûter de son bon état.

20 mai, de Rousseau: La mauvaise habitude de m'appeler monsieur et non pas citoyen n'a pas encore quitté mon bon voisin de campagne... vous saurez sans doute les nouvelles tentatives faites hier en consistoire et la bonne besogne de M. le Châtelain et des quatre anciens honnêtes gens. Pour cette fois je compte l'affaire en règle... quant à notre cher goutteux, ce serait bien dommage qu'il fut pris par des pieds que le coeur fait si bien aller. Cela est bizarre qu'il boite en marchant et non pas en dansant, c'est comme les bègues qui bégaient quand il parlent et non quand ils chantent...

10 juin, de Rousseau: ...je viens de relire la brochure... je crois que vous comprenez toutes les sortes de plaisir que m'a fait sa lecture. Je suis pourtant un peu inquiet de quelque chose qui est entre les pages 5 et 6 et dont les Lamas [la Vénérable Classe] pourraient tirer avantage pour faire quelque peine à l'auteur...

Il parle ensuite d'une nouvelle course d'herborisation qui avait été projetée et retardée par l'accès de goutte de DuPeyrou. Il va partir pour La Ferrière pour attendre ses amis: ... quant à l'âne aux provisions je l'approuve fort, c'est un cortège dont je compte tirer parti plus que personne: il faut aussi que nous élisions entre nous un trésorier ou un intendant qui se charge de toutes les fourniture et de la bourse. Comme vous êtes celui des quatre qui connaît le mieux le pays et le seul qui en parle la langue, j'opine qu'on vous prie de vous charger de ce soin, espérant que vos bons ofFices auront plus de succès dans ce voyage qu'ils n'en eurent à l'abord du Chasseron.

Cette course devait être renvoyée toujours à cause de la goutte, et les amis échangent des lettres pour dire qu'ils ne partent pas, qu'ils se sont manqués, que les lettres se sont croisées, etc.

Mais cet intermède bucolique ne doit pas nous faire oublier la Lettre de Goa. Ce petit ouvrage, sans signature, porte le titre Lettre à M... relative à M. Jean-Jacques Rousseau - à Goa, aux dépens du St. Office, 1765. Il relate les incidents qui accompagnèrent les démêlés de Rousseau avec la Vénérable Classe, évoqué "l'indécence" du comportement de Montmollin et l'accuse d'avoir été poussé par de sordides questions d'intérêt. Cette oeuvre fit pas mal de bruit, on l'attribua à Rousseau, et en juillet Montmollin publia une Réfutation sous forme de lettres, où il se défend, raconte à nouveau toute l'histoire sous un autre jour, et accuse "l'anonyme" de l'avoir calomnié. DuPeyrou et Pury préparent immédiatement la riposte, et demandent des documents à Rousseau qui leur répond (août 65):

Mille salutations aux philosophes montagnards. M. le Châtelain qui part pour Travers n'a pas le temps de chercher aujourd'hui les pièces. Il les cherchera demain, je rassemblerai aussi ce que je pourrai...

Ce n'est que deux mois plus tard, au milieu d'octobre, que furent livrées au public la Seconde et la troisième Lettre. Entre-temps il s'était passé bien des choses.

Excité par toute cette affaire, excédé d'être traité de "Loup de Môtiers" et de "Sacrocorgon" par ses détracteurs, le pasteur Montmollin prêcha directement et avec violence contre Rousseau le 1er septembre. Blâmé par le Châtelain qui l'avait accusé de s'exhaler et de s'évaporer en invectives relativement à l'affaire de Rousseau et cela d'une manière si vive et si marquée que nombre de personnes en ont été véritablement scandalisées, et rappelé à l'ordre par le Conseil d'Etat, Montmollin refusa de livrer le texte de son sermon. C'était d'ailleurs déjà trop tard: poussé à bout, menacé, presque lapidé, le malheureux Rousseau était parti pour l'île de Saint-Pierre.

La seconde lettre relative à M. J.-J. Rousseau parut en octobre, signée cette fois par DuPeyrou, et complétée par des Remarques rédigées par le colonel Pury, qui lui ne signa pas, mais dont on reconnaît le style. Il ne ménage pas le pauvre pasteur, décrit la vanité du "Professeur" et sa cupidité, et la Vénérable Classe n'est pas mieux traitée. L'effet de cette seconde lettre fut négatif. Le public finissait par se demander si le grand coupable n'était pas Rousseau. Lui-même écrivait à DuPeyrou:

Laissez hurler toute cette canaille et tenez-vous dans votre coin.

En novembre, Montmollin reprend la plume et publie une Information présentée au public où il s'en prend entre autres à l'anonyme auteur des Remarques. Montmollin se sentait vainqueur, Rousseau était parti. Milord-Maréchal, dégoûté, avait donné sa démission et avait été remplacé par le vice-gouverneur Michel. La réaction de Berlin à toute cette affaire fut vive; en février 1766 l'rédéric le Grand remettait à sa place la Vénérable Classe:

Vous ne méritez pas qu'on vous protège, à moins que vous ne mettiez dans votre conduite autant de douceur évangélique qu'il y règne à présent d'esprit de vertige, d'inquiétude et de sédition.

Abram Pury ne perdra pas contact avec Rousseau, mais c'est surtout par l'entremise de DuPeyrou qui, ayant été choisi comme dépositaire pour une partie des papiers que Rousseau avait laissés cn Suisse, est resté en communication constante avec lui. Outre la lettre que Jean-Jacques adresse de Strasbourg à Pury en novembre 1765 pour le remercier de tout ce qu'il a fait pour lui, il en reste encore deux, datées de Trye pendant l'hiver 1767/1768. DuPeyrou était venu voir Jean-Jacques et tomba gravement malade. Il y eut brouille, puis réconciliation, et Jean-Jacques, en cachette de DuPeyrou, écrit à Pury pour lui demander de venir reprendre son ami. Celui-ci accourt, et c'est la dernière fois qu'il verra Rousseau.

L'a+aire des fermes

On aurait pu croire que le colonel Abram, réconcilié avec la Cour, conseiller d'Etat, aurait profité de ce que l'affaire Rousseau était terminée, pour travailler à affermir sa position et jouir d'une tranquillité bien méritée. C'eût été mal le connaître, car l'ambitieux a un certain côté don Quichotte qui n'est heureux que quand il a un opprimé à protéger ou une noble cause à défendre. C'est ainsi que nous trouverons notre colonel au premier rang dans cette "affaire des fermes" qui venait à nouveau agiter les Neuchâtelois. De quoi s'agissait-il ? Je tire d'un article du Musée Neuchatelois de 1875 ce résumé, signé Georges de Pury (le frère cadet d'Edouard de Pury-Wavre):

De toute ancienneté la coutume réglait dans le pays de Neuchâtel la manière en laquelle le Prince percevait ses revenus. Chaque année à pareille époque le Conseil d'Etat fixait le prix officiel des grains (l'abri) et des vins (la vente). Cette manière de procéder avait des avantages et des inconvénients, et les revenus du Prince se trouvaient dans un état de déplorable fluctuation. Frédéric II mit à ferme en i746 les revenus de l'Etat pour un prix fixè payable chaque année. Le peuple vit chaque printemps les receveurs fixer arbitrairement l'abri. En i756 les corps et communautés s'adressent au roi pour réclamer contre cette atteinte à leurs privilèges. Le Roi ayant besoin d'argent fit la sourde oreille, et c'est en i766, quand le bail des recettes touchait à son terme, que se passa le drame. Abram Pury soutenait au Conseil d'Etat les réclamations des Bourgeoisies et des Communautés. Le 10 novembre 1766, dans la grande salle des Etats, les enchères auraient dû avoir lieu, quand plusieurs conseillers s'y opposèrent. La scène a été ainsi relatée dans une lettre de Frédéric II au Conseil d'Etat:

Lorsqu'il s'est agi de procéder à la monte de Nos recettes, le conseiller d'Etat Abram Pury, qui est l'avant-dernier des opinants, ayant voulu faire des réquisitions pour faire renvoyer la monte des Recettes, Notre vice-gouverneur (Michel) lui ayant enjoint de garder le silence et d'attendre son tour d'opiner, le dit Pury s'est levé de son siège, en présence de tout le peuple, s'est rendu au pied de l'Estrade avec la canne à la main, a menacé le Vice-Gouverneur d'une manière insultante en disant qu'il parlerait avant son tour, que personne ne l'empècherait, qu'ensuite il est entré dans la foule du peuple avec les deux Conseillers d'Etat Montmollin et Pury... que nombre de spectateurs ont applaudi par des battemens de main etc. etc.

Dans une autre. lettre, Frédéric II parle d'une "injure publique atroce".

A la suite de cet esclandre, les trois conseillers d'Etat - il s'agissait, outre Abram, de son beau-frère Georges de Montmollin et de son cousin éloigné David Pury - furent suspendus de leur emploi dès 1767. Ne pouvant ainsi admettre une suspension arbitraire, ils envoyèrent à la Cour un Mémoire justificatif de leur conduite, rédigé - naturellement - par le colonel Abram. Comme il était plus particulièrement impliqué dans cette affaire, il ajouta une plainte personnelle au Prince, où d'une part il décrivit en ses propres termes ce qui s'était passé lors de la fameuse séance: ... on impute (au colonel) un geste avec le doigt qui lui est naturel, mais il parla, SIRE, dans ce moment critique avec tant de modération, que ce geste ne peut être interprêté que d'une manière favorable ou comme un mouvement machinal...

D'autre part il juge bon de dire au roi ce qu'il pensait de l'affaire et lui fait un peu la leçon. Cette pièce remplie d'une vigueur et d'une franchise plus militaire que diplomatique aggrava sa situation et recula pour des années le terme de sa disgrâce.

Ainsi mis à l'écart, il ne recommença pas à herboriser mais écrivit, au sein de sa retraite et sous le-plus strict anonymat les Lettres d'un bourgeois de Valangin, communier de ... à un communier de ... devenues très populaires sous le nom de Lettres du cousin Abram au cousin David, qui parurent en 1767 et 1768. Ce pamphlet, que Philippe Godet a appelé un modèle du genre, est en même temps un pastiche. C'est sous le travertissement de lettres naïves et simplistes écrites par un brave campagnard que l'auteur discute les questions politiques et constitutionnelles qui agitaient les esprits. Comme LL. EE. de Berne n'y étaient pas ménagées, les écrits devinrent le but d'actives perquisitions et furent brûlées en public par la main du bourreau. L'auteur anonyme fut bientôt connu. Dans les archives de famille j'ai pourtant trouvé un papier ainsi conçu: ... on me propose de déclarer que je ne suis pas l'auteur de certains Ecrits anonimes, entrautres les Lettres au cousin David, et on ajoute que cette déclaration est un moyen nécessaire pour être réhabilité dans mes emplois... Au surplus, non seulement je nie hautement d'être l'auteur d'aucun Ecrit anonime, mais comme une pareille imputation devient injurieuse lorsqu'elle a pour objets des Ecrits flétris par l'autorité publique, je sollicite avec instance qu'on m'indique celui ou ceux qui m'accusent afin que je puisse repousser cette injure par la voye des Tribunaux. Le seul écrit que j'avoue est la Justification... si j'ai eu le malheur d'offenser sa Majesté j'en ai la plus profonde douleur. (Mais dans le même dossier se trouve malheureusement une épreuve d'imprimerie des Lettres, corrigée et signée de la propre main du colonel. )

On comprendra que quand les conseillers Montmollin et David Pury furent réintégrés dans leur charge en 1769, Abram en resta exclu. Ce n'est pas qu'il ne fit rien pour cela. Pendant les douze ans que dura sa disgrâce, il bombarda le roi de Prusse de suppliques d'un style mouillé de larmes:

Ce funeste événement me pénètre, SIRE, d'une juste et profonde douleur. Si dans l'amertume de mon coeur ulcéré et me livrant avec trop de chaleur au ressentiment dc mon honneur provoque... ma plume choisit imprudemment des expression peu mesurée - si par là dis-je, j'ai eu le très grand malheur d'encourir Sa disgrâce, je La suplie très humblement de me pardonner une faute involontaire, un écart de l'esprit auquel n'eut jamais de part un cceur toujours rempli du plus grand respect pour son auguste Souverain..., etc.
et sur une feuille datée de 1770 contenant des notices sur la famille (dans nos archives), on trouve: ... on attend tous les jours de la cour la nouvelle si désirée du rétablissement de M. le Colonel Pury, Conseiller d'Etat, et on se flatte que le Roi étant mieux informé sentira qu'il a dans ce pays peu de sujets qui connaissent aussi bien que lui les véritables Intérêts du Souverain, qui soient aussi éclairés et qui ayent autant de mérites.

Faisons vite un saut en avant, pour arriver au moment "si désiré" de la réhabilitation:

Tant que Lentulus, qui avait succédé à Michel, fut gouverneur, il s'opposa à chaque réclamation du Colonel, à chaque représentation du Conseil d'Etat en sa faveur, lui reprochant ce mémoire justificatif inconsidéré. Il fallut attendre qu'en 1779 M. de Béville le remplace. Enfin les efforts d'Abram et de ses amis furent couronnés de succès, il put reprendre sa place au Conseil d'Etat (dont il sera plus tard président) et son commandement du Val-de-Travers.

Pendant sa retraite forcée, le Colonel ne resta pas inactif. En 1768 il mit au jour un projet qui ne visait à rien moins que l'émancipation complète du joug de la Prusse et à l'incorporation du pays au corps helvétique. On connaît deux versions de ce mémoire, l'une qui débute ainsi: L'Allibération du Païs de Neufchâtel est un projet qui paraît réunir l'avantage des Neufchâtelois, les vrais intérêts du corps helvétique en général et ceux du Canton de Berne en particulier. Ce texte a paru dans le Musée Neuchâtelois en 1902. L'autre texte, inédit, aux archives, s'intitule: Mémoire contenant les motifs et les moïens de convertir la Principauté de Neufchâtel en République Suisse. En 1769 il rédige les Observations économiques sur les forêts de la ville où il parle avec compétence des forêts, récrimine contre l'industrie de luxe (dentelles, indiennes, montres - ô influence de Rousseau!) qui gâte les âmes simples en leur faisant gagner trop d'argent, ce qui les habitue à plus de confort, et plus de chauffage: Par cela même nos forêts sont menacées de dépeuplement. A la fin nous trouvons une allusion (la première de toutes) aux mémoires du Chancelier de Montmollin « cet homme d'Etat supérieur très habile et longtemps le coryphée de l'administration, qui a dit dans l'avant-propos de la deuxième partie de ses mémoires politiques: J'ai grand peur que ce pays ne périsse un jour, faute de bois.

Nous savons maintenant que l'activité littéraire d'Abram n'en resta pas là. Il ne lui suffisait pas de se pencher sur le problème du rattachement de Neuchâtel à la Suisse, il voulut donner plus de poids à ses opinions politiques en les étayant d'arguments historiques solides. Et c'est ainsi qu'il en arriva à inventer ceux qui lui manquaient. Nous allons donc assister à la genèse de ses écrits apocryphes qui lui valurent une renommée sur laquelle il n'avait pas compté lui-même.

Les écrits aPocryPhes

L'affaire Abram Pury a débuté en 1895. Depuis le jour où M. Arthur Piaget lâcha la bombe qui provoqua l'étonnement et la stupeur des amateurs d'histoire en prétendant, lors de son discours d'inauguration, que la Chronique des Chanoines, et probablement les Mémoires du Chancelier de Montmollin étaient apocryphes, jusqu'au jour où M. Jules Jeanjaquet affirma que le coupable n'était autre que le colonel Abram Pury, auquel il attribua également la paternité du journal de ma vie politique de Samuel Pury, cette affaire connut des rebondissements multiples, suscita des controverses passionnées. Lire tous ces articles, suivre pas à pas les conjectures de ceux qui se penchèrent sur ce problème, procure un agrément semblable à la lecture d'un bon roman policier. Maintenant que les passions se sont apaisées, on peut analyser cette évolution à tête reposée.

Dans un article du Musée Eeuehâtelois (1959) consacré au voyage à Neuchâtel d'Henri II de Longueville, le professeur L.-E. Roulet a résumé l'affaire en quelques mots, mieux que je ne le saurais faire: Abram Pury a rédigé une histoire neuchâteloise des origines jusqu'au milieu du XVBIIIème siècle. Mais au lieu d'admettre la paternité de ses écrits, il les a attribués à d'autres: d'abord aux Chanoines de la Collégiale, d'où les extraits des prétendues Chroniques, puis au Chancelier de Montmollin, qui vécut au XVIIème siècle, d'où les Mémoires de celui-ci sur le Comté de Neuchâtel, enfin à son oncle, mort en 1752, d'où les prétendues Mémoires politiques de Samuel Pury. En d'autres mots, Abram Pury a rédigé trois ouvrages distincts, ce qui lui permet d'étudier tous les siècles, soit directement, soit indirectement, et ce qui permet surtout, par allusions ou recoupements, une combinaison de trois faux qui se soutiennent mutuellement.

Etudions tout d'abord les ouvrages incriminés:

La Chronique des Chanoines, publiée pour la première fois en 1831 sous le nom de Samuel Pury, commence de cette façon:

Ce précieux manuscrit fut découvert par une sorte de hasard en 1714, plusieurs missions et négociations auxquelles j'avais été employé m'avaient fait sentir l'urgente nécessité d'établir, par une suite de traits historiques et diplomatiques, l'Immémorialité de l'Indigénat helvétique des Neuchâtelois... mes recherches m'avaient conduit aux archives... là un jour occupé à fouiller dans un tas de rébus, j'aperçus d'énormes in-folio délabrés et abandonnés aux vers. C'étaient de très vieux missels qui couvraient un manuscrit grand format de 4-6 pouces d'épaisseur... Un premier coup d'oeil jeté dessus me le fit repousser, par la difficulté de déchiffrer de vieux caractères presque effacés, je ne sais par quel mouvement secret je revins à ce manuscrit. Après l'avoir mieux examiné, j'aperçus bientôt que ce gros livre contenait une espèce de journal historique de ce pays, auquel divers chanoines avaient travaillé successivement. Une partie de la couverture manquait, et les 88 premières pages étaient emportées. Je m'emparai de ce vieux rogaton. .. dans l'espérance de m'instruire.

On y trouvait plusieurs anecdotes propres à confirmer une vérité sur laquelle il m'a toujours paru que le bonheur et la sûreté des Neuchâtelois reposaient uniquement. Je veux parler de leur qualité de Suisses. L'auteur emporte ce précieux manuscrit, prend des notes succinctes sur tout ce qui est contenu dans ce document, copie les morceaux les plus directement relatifs à son objet chéri, puis le confie, avant de partir en voyage, au diacre Choupard, grand amateur et bon déchiffreur de vieilleries, et à son retour apprend quc le précieux manuscrit avait été la proie des flammes lors de l'incendie de 1714,

Ce qui fut publié sous le titre Chronique des Chanoines est un récit - dans le langage de Samuel Pury - des événements qu'il aurait relevés dans son prétendu manuscrit, entrecoupé de ses commentaires personnels, nommant les chanoines successifs qui avaient pris la plume. De temps à autre, il cite des passages qu'il prétend avoir copié en toutes lettres et qui sont dans leur vieux français original, par exemple le texte du Chanoine Henry Purry de Rive qui relate la bataille de Saint-Jacques-sur-la-Birse:

Grandement esbahis et marris fuîmes nous, trouvant cette bande tant petete, au demourant joyeuse et advenante; oncques ne vit jouvenesse... et qui se termine: ... nous baillerons nos âmes à Dieu et nos corps aux Armaignacs. - Evidemment, dans le bataillon des Suisses se trouvaient cinquante Neuchâtelois!

Un autre chanoine, Hugues de Pierre écrivait, selon Samuel, avec gaîté d'une manière agréable. C'est dans le fragment qui traite des guerres de Bourgogne qu'on trouve la description si connue: A grande chevauchée venait le duc Charle aveque moult gens d'armes de pied et de cheval, espandant la terreur au loin par son ost innumérable... ce morceau de bravoure valut à son auteur présumé une statue au Collège latin !

Jean Pury de Rive écrit en 1506, et la Chronique se termine en 1516, pendant la période où la comtesse Jeanne de Hochberg, jouissant des plaisirs de la Cour de France négligeait Neuchâtel tant et si bien, que les XII cantons mirent le main sur son petit Etat (cette occupation dura jusqu'en 1529).

Dans ses commentaires finaux, l'inventeur (dans le sens étymologique du terme) de la Chronique renvoie aux mémoires du... très habile homme que fut le Chancellier de Montmollin, qui non seulement faisait preuve dans ses écrits d'une vigueur de raisonnemerit victorieux, mais dont les généalogies et noms coïncidaient d'une manière étonnante avec ceux des Chroniques.

Dès sa publication, cette Chronique eut un succès et un retentissement immenses. Michelet en cite des fragments et dit: Que ne puis-je citer ainsi les dix pages sauvées par M. de Pury. Dix pages, tout le reste est perdu. .. Je n'ai rien lu nulle part de plus vif, de plus français. En 1882, Auguste Bachelin disait aux membres de la Société d'histoire au sujet d'Hugues de Pierre: Comme Brantôme et Rabelais, le Chanoine va droit au but, sans ambages. Il a l'action, la chaleur, la clarté, l'épithète juste, caractéristique, quand il parle de batailles ses mots frappent, taillent et tuent. Et après ses emportements de victoires il se calme, apprécie les faits et en pressent les conséquences avec une justesse que les événements ont prouvés. L'oeuvre de ce chantre national demeurera comme un monument historique et fera battre le coeur dcs générations futures. La nôtre n'est pas oublieuse, elle a érigé une statue à son auteur. Pages héroïques, je le répète, et que tous devraient lire, on en sort plus fort et meilleur.

Et c'est ce livre qu'on ose attaquer - dont on ose mettre en doute l'authenticité ! Certains historiens avaient déjà timidement émis quelques réserves quand en 1895 Theodor von Liebenau écrit un article intitulé Die Chronisten des Stiftes Neuchâtel, où il relève de grossières erreurs historiques, affirme qu'il s'agit là d'une fabrication du XVIIIème siècle dépourvue de tout fondement, non sans se moquer à la fin des Neuchâtelois pour leur crédulité. Le coupable, à son avis, c'est Samuel Pury lui-même - mais il remarque que ce dernier peut avoir été influencé par Montmollin: Allerdings ist nicht S. de Purry der Autor diéser grundfalschen Interprétation, sie findet sich vielmehr schon in den Memoiren de Montmollin die Purry vielfach benutzte.

Arthur Piaget, la même année, arrive simultanément à la même conclusion, mais s'appuie plus sur des critères philologiques qu'historiques. Il va même plus loin que Liebenau, et constatant de grandes ressemblances entre la Chronique et les Mémoires, tant pour leur contenu que pour leur style, il affirme que les deux sont du même auteur, mais ne sait trop s'il faut accuser de faux Samuel ou Montmollin, ou tous les deux. Après une vive polémique dans la Gazette de Lausanne, la Suisse Libérale, le National Suisse et la Feuille d'Avis de Neuchâtel où Philippe Godet prend parti pour Piaget, l'affaire semble se calmer, quoique les séances de la Société d'histoire soient parfois houleuses, par exemple en 1902 où le colonel Perrochet prit la défense de ce vénérable document historique, reconnu authentique par tous les écrivains nationaux, aimé et admiré par le peuple neuchâtelois. et se fit brutalement remettre en place. En 1914 Perrochet publiera sa thèse dans un livre in-4° qui fit très plaisir aux Neuchâtelois, tout heureux de retrouver leur foi de jadis, mais il faut bien avouer que cet ouvrage pseudo-scientifique ne résiste pas à une analyse un peu serrée, quoiqu'on puisse admirer, comme disait Emmanuel Junod dans les nouvelles Etrennes neuchâteloises de 1923 ce noble vieillard qui n'a jamais pu admettre dans sa candeur que ce beau récit de vaillance pût être faux. Honneur à ce soldat! Honneur à cette âme de croisé qui préfère sa foi à l'incertaine vérité historique. Je suppose que nous avons tous une certaine ressemblance avec Edouard Perrochet, et qu'on aura beau nous prouver par exemple que Guillaume Tell n'a jamais existé, nous y croirons quand même toujours un peu au fin fond de nous-mêmes.

Jules Jeanjaquet s'était depuis longtemps penché sur les Mémoires du Chancelier de Montmollin. Datées de 1664, publiées d'abord par fragments en 1781 et 1782 puis en entier en 1831 d'après un manuscrit qui se trouve dans nos archives, cet ouvrage est consacré à l'histoire de Neuchâtel depuis le temps des Romains; on y trouve les preuves de l'existence de la prétendue cité romaine de Noïdenolex à l'emplacement de Neuchâtel. Le sérieux de son auteur présumé, unanimement respecté, qui avait fait une fort honorable carrière, donnait un cachet d'authenticité à ce document sur lequel s'étaient fondés bien des historiens. Mais certains s'étaient étonnés des erreurs et des contradictions qu'il contenait (Orelli en 1826 déjà, puis Chambrier, Mommsen, Steck, Châtelain et Thévenaz en 1934). Jules Jeanjaquet donna le coup de grâce en apportant la preuve de la fausseté de ces Mémoires, plus particulièrement en ce qui concernait Noïdenolex ou le séjour d'Henri II de Longueville à Neuchâtel en 1657, il concluait qu'il était impossible d'attribuer la paternité de ces textes au Chancelier.

Puis il reprit la question de la parenté entre les Mémoires et la Chronique, et en 1928 affirma que les deux étaient l'oeuvre du colonel Abram Pury, qui avait aussi sur la conscience le journal politique de Samuel Pury.

Ce n'est pas ici le lieu de s'étendre sur ce journal, car il faudrait ici parler de Samuel et ce chapitre est consacré à Abram. Je renvoie à la Notice d'Hugues Jéquier. Je relève pourtant que, quoique ce manuscrit soit resté plus ou moins inédit, il a été copié par des amis, consulté par la plupart des historiens neuchâtelois qui en ont cité de larges extraits. Il contient un nouveau récit de la découverte de la Chronique des Chanoines et il ne manque pas de faire allusion aux Mémoires du Chancelier de Montmollin.

Il serait fastidieux de relever ici point par point les indices qui permirent à ces philologues et historiens éminents d'arriver à cette conclusion. Il faut admirer leur perspicacité, quand on pense qu'ils n'avaient à leur disposition que des textes imprimés. S'ils avaient eu, comme moi, le privilège de compulser les archives de la famille Pury, et plus spécialement les papiers du colonel Abram, leur travail aurait été plus facile, et il leur aurait été possible de réduire au silence leurs adversaires. Dans ces vénérables documents on trouve en effet toutes les preuves qu'on peut désirer. Des notes historiques - vraies - prises par un homme qui se documente, des lettres à Ostervald demandant des éclaircissements sur les Chanoines de Neuchâtel, des brouillons des Mémoires du Chancelier, des projets plus poussés et corrigés de la main du Colonel, et bien d'autres papiers, qui ne peuvent laisser planer aucun doute sur le bien-fondé des affirmations de Jeanjaquet.

Sa révélation, bien loin de soulever un tollé général comme cela avait été le cas pour celle d'Arthur Piaget, fut accueillie avec un certain soulagement. Le seul argument valable des défenseurs de l'authenticité des oeuvres controversées avait été l'honorabilité incontestée du Chancelier de Montmollin et de Samuel Pury; il n'était pas dans leur caractère de commettre sciemment des erreurs historiques. Qui eût attendu d'un grave conseiller neuchâtelois si belle fécondité d'invention et un si imperturbable sérieux dans la mystification ? Je m'y perds encore, je l'avoue (Piaget).

On était plus facilement disposé à accepter que le coupable fût Abram, dont on se rappelait les démêlés avec les autorités et dont la plume alerte avait écrit un pamphlet qui pastichait le langage campagnard. On ne put même s'empêcher d'éprouver une certaine admiration pour une mystification aussi réussie.

Il ne reste plus qu'une question: quels ont été les mobiles qui ont poussé Abram à récrire l'histoire neuchâteloise à sa façon ? C'est ce que je vais essayer d'analyser.

Les motifs du colonel

Cette question a naturellement été un des sujets de préoccupation de ceux qui avaient découvert la supercherie. Ouvrons le dossier: Piaget manifeste le plus de ressentiment à l'égard du Colonel:

Il a grossi démesurément le rôle joué par les Pury en 1707 et a raconté sur l'antique noblesse de cette famille des fables qui le montrent préoccupé, non seulement de l'immémorialité de l'indigénat helvétique des Neuchâtelois, mais aussi de questions de prestige et de caste<. Ailleurs Piaget parle d'"effronterie", de "vanité généalogique": Cette page montre dans quel étrange état d'âme pouvait tomber un homme intelligent comme Abram Pury quand il s'agissait de fabriquer pour sa famille tout un passé de noblesse. Le colonel avait deux passions: l'une l'indigénat helvétique du pays de Neuchâtel, l'autre l'antique noblesse de sa famille. La chronique a été composée pour satisfaire à la première, la seconde passion, ou la seconde marotte, y trouvait aussi son compte.

Jeanjaquet est déjà plus indulgent.

Quels sont les mobiles qui ont pu déterminer une personne de sa qualité à des supercheries de ce genre ?... Son but a été de travailler en faveur des idées politiques qui lui étaient chères... Pour lui l'histoire ne doit pas être une simple énumération de faits, mais un enseignement continuel... Avec son caractère entier, fougueux et passionné, il ne se contentera pas des données fragmentaires et contradictoires des documents, mais il arrangera et suppléera de manière que ses conclusions soient toujours solidement appuyées. Et pour donner plus d'autorité à sa doctrine, il la mettra dans la bouche de personnages représentatifs. La cause au service de laquelle Pury a. surtout pratiqué sa méthode, la cause du rattachement de Neuchâtel à la Suisse, ne peut que nous être éminément sympathique, mais cela ne nous empêchera pas de trouver la méthode détestable. Félicitons-nous qu'elle n'ait pas trouvé d'imitateur et que le cas du colonel Pury soit unique dans notre littérature historique.

Je retourne à l'admirable étude de M. Roulet, qui a vu plus loin: Si Abram Pury a agi de la sorte, si contrairement .à l'habitude il a paré les autres de scs propres plumes, c'cst parce qu'il avait triché au jeu en racontant l'histoire neuchâteloise à sa façon. Mais pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de taire certaines vérités et d'inventer certains mensonges ? Ici le critique s'interroge. On peut découvrir un délit et confondre un coupable, il demeure souvent très difficile d'expliquer les véritables mobiles d'un acte. Surtout lorsqu'il s'agit de l'acte d'une intelligence désintéressée.

Ce dernier mot fëra peut-être sourire. Certes il y a chez Pury de l'orgueil familial... mais tout compte fait, ces manifestations d'amour-propre sont rares et discrètes. Elles ne sauraient justifier l'acharnement au travail, les efforts dc l'imagination créatrice, l'étude de nombreux documents et le souci de la concordance sans lequel Pury n'aurait pu mener à chef son étrange entreprise. Les vraies raisons sont ailleurs, point dans les recherches consacrées au passé d'une famille, mais dans la préparation de l'avenir d'un pays. Ce n'est pas pour lui que le colonel falsifiait des lettres de noblesse, mais pour l'ensemble du Comté de Neuchâtel.

Lettres de noblesse d'un style particulier. Déjà Jean-Jacques a esquissé les véritables lignes de force qui, pareilles à trois fils tendus, relient les diffcrentes parties de l'ceuvre, permettaüt d'en percer le secret et d'en expliquer l'existence.

D'abord l'helvétisme, donc la volonté de démontrer que Neuchâtel, depuis le moyen-âge, fait partie de la Confédération, qu'en conséquence rien ne s'oppose à son inclusion définitive et totale dans le corps des treize cantons.

Ensuite l'antiabsolutisme, c'est-à-dire le souci de prouver que les Neuchâtelois ont toujours. bénéficié de libertés, de franchise et de droits que les différents seigneurs et princes devaient respecter.

Enfin l'anticléricalisme, en d'autres mots le besoin de stigmatiser l'intolérance prétendue ou réelle des Eglises catholique et protestante à travers les siècles.

Bien des idées chères à Rousseau ont trouvé leur place dans l'oeuvre d'Abram Pury. Ces seigneurs français qui pleurent d'émotion en découvrant la simplicité helvétique, ce souverain qui appelle ses sujets des enfants, qui voudrait manier la bêche et manger du fromage... et surtout l'importance accordée aux libertés populaires et au retour à la vie naturelle. Tout cela ne trompe pas et porte une marque d'auteur.

Il est évidemment plus facile d'être indulgent envers la mémoire d'un mystificateur quand on n'est pas directement touché par ses agissements. Quelle doit être la position de la famille ? On peut juger fort regrettable qu'Abram ne se soit pas borné à rédiger des ceuvres pseudohistoriques dans un dessein patriotique, mais qu'il ait été jusqu'à falsifier avec conséquence des actes destinés à étayer ses ambitions familiales, car là, reconnaissons-le honnêtement, Abram fut un faussaire. Dans nos archives de famille figurent un bon nombre de documents rédigés avec plus ou moins d'habileté par le Colonel, un parchemin où il effaça un nom pour le remplacer par celui de Pury - mais avec les siècles son encre a changé de couleur - des copies authentifiées par les Quatre Ministraux mais dont les originaux étaient faux. Les généalogistes de la famille se sont longtemps appuyés de toute bonne foi sur ces vénérables témoins du passé jusqu'au moment où l'on commença à douter. C'est bien ici le moment de rendre hommage à la mémoire d'Hugues Jéquier pour l'immense travail qu'il a accompli en mettant de l'ordre dans nos archives, classant à part tout ce qui paraissait sujet à caution, et ne tenant compte que des documents irréfutables.

Abram était-il donc un fourbe et un hypocrite ? Lui, dont ses contemporains s'entendaient à reconnaître qu'il était franc (trop parfois), dont les principes étaient sévères, qui avait toujours à la bouche et sous la plume le mot honneur, et qui a donné à la famille la belle devise "ferme et droit"! Pour en avoir le coeur net j'ai soumis l'écriture du Colonel à un graphologue qui s'est écrié: Mais cet homme est double! Très intelligent, il a des côtés très naïfs; plein d'orgueil et ne supportant pas la contradiction, il a un complexe d'infériorité dissimulé et de la méfiance. Sa morale aussi est double, et il est évident qu'il manque de véracité et a une tendance à vouloir emberlificoter son prochain. A côté de cela un indéniable don littéraire, de l'ordre, de la minutie, une politesse de grand seigneur. Bref, mon graphologue n'a rien trouvé que nous n'ayons déjà constaté au cours de ces pages.

Selon moi, l'un des deux personnages qui se disputaient l'âme de notre héros a été la dupe de l'autre. En écrivant ses oeuvres dans un but déterminé et parfaitement louable il en est arrivé à considérer comme justifié d'adapter la vérité à ses idées; et là, sa grande imagination aidant, ses inventions devenaient, une fois sur le papier, des réalités. Ne correspondaient-elles pas exactement à ce qu'il pensait et voulait prouver ? Il a été pris à son propre jeu. Je me refuse absolument à croire qu'il se soit amusé, qu'il ait pris un malin plaisir à mystifier ses contemporains, l'affaire était trop sérieuse et lui tenait trop à cceur. N'oublions pas non plus, à sa décharge, qu'à l'époque où il vivait la vérité historique était une notion encore assez élastique. L'histoire était entremêlée de légende et vous seriez effarés et amusés si vous lisiez le "résumé d'histoire universelle" parfaitement sérieux qu'Abram avait rédigé à l'intention de ses enfants, et où il place le déluge en l'an 2344 et la prise de Troie en 1180 av. J.-C. J'ajoute que sa méthode était parfaitement adaptée au but qu'il se proposait car, comme le dit si pertinemment M. Paul Aebischer dans la Revue suisse d'histoire (I, 1969): l'Histoire pour pénétrer les masses, pour les imprégner, pour les enthousiasmer, ne suffit pas à elle toute seule, elle est trop grise, trop froide, trop matérielle pour créer la poésie. Pour se développer et se perpétuer, il faut qu'elle fasse appel à la mythologie, c'est-à-dire qu'elle doit transformer ses personnages en mythes personnifiant un sentiment grandiose.

Parfois tout de même sa conscience le morigénait un peu, et il se jetait alors sur sa plume pour rédiger une de ces belles lettres à sa façon, sans destinataire bien précis, dans l'intention de se justifier et de se rassurer tout à la fois:

Les prétentions généalogiques sont assez communément et depuis longtemps la maladie des Familles, je n'ai vu que cela dans le cours de ma vie... de là tant de vaniteux eHorts pour persuader aux autres que l'on descend de Personnages antiques et honorables. Sans contredit, la sévère Vertu, l'exacte et sainte Vérité réprouvent cette charlatanerie de l'orgueil, et rejettent toute assertion qui n'est pas appuyée sur des preuves démonstratives. Je vous l'avoue tout rondement, mon cher Président, votre manière de penser à cet égard étant plus rigide, et par cela même plus estimable que la mienne. Vous ne voulez que des Titres irréfragables. Vous n'avez trouvé qu'un Roman et des fables dans la notice de fëu mon Oncle sur la famille et les pièces justificatives qu'on y voit indiquées ne vous ont paru que des choses sans valeur et faites à plaisir: Votre jugement a été tranchant et parfois moqueur; il est très possible que vous ne vous êtes pas trompé tandis qu'au rebours j'ai pour ces mêmes objets le plus aveugle respect, et pareil à celui que m'inspireraient toutes et telles notes que vous me diriez vous avoir été transmises; je les croierais explicitement, pour peu qu'elles tendissent à embélir notre ancienne extraction. Telle est la Foi que je professe sur la matière, et bien qu'elle ne figure pas sous le compas de l'Analise, je l'embrasse avec sécurité, persuadé qu'un peu plus ou un peu moins d'ancienneté ou de pompon ne peut dans aucun cas causer le moindre. domage ni même l'ombre du préjudice à personne, et que dans le fond ce n'est faire autre chose que mettre en circulation une monnoye courrante, ou bien en d'autres termes, rendre aux autres la monoie de leur argent. Ceci me rappelle que le Docteur Chaillet, considéré parmi nous comme un Sage, me dit un jour très gravement quc leur famille était grecque d'origine. Je le crus sur sa parole: peut m'importait; Grecque soit.

Et voilà! Un peu plus d'ancienneté et de pompon ne fait de mal à personne. Pour son caractère épris de chevalerie c'est là le critère principal, et à ceux qui viendraient me dire qu'Abram n'était qu'un affreux mythomane je répondrais: soit, il a menti, mais il l'a fait avec tant d'enthousiasme, de bonne volonté et de passion - et hélas la passion aveugle! - que ses descendants ne doivent pas lui en garder rancune. Malgré ses travers, il a laissé à ses proches le souvenir ému d'un homme foncièrement bon. .. et c'est déjà beaucoup.

Monique de Pury 

           

Article d'une publication Pury